Roger Martelli: Se guérir de l’obsession identitaire

Patrice Leclerc
Actualités générales

Se guérir de l’obsession identitaire
Une tribune parue dans Libération de mon ami ROGER MARTELLI HISTORIEN, CODIRECTEUR DE «REGARDS» 18 FÉVRIER 2015 À 18:46
L’espace politique, l’actualité éditoriale, les controverses intellectuelles sont rythmés par une production inquiétante. D’Alain Finkielkraut jusqu’à Michel Houellebecq en passant par Eric Zemmour, la même complainte est reprise à l’infini : nous ne sommes plus «chez nous». Depuis les années 70 (la Nouvelle Droite), la droite française est parvenue à imposer l’idée que le conflit n’était plus entre les classes, mais entre les «cultures», les «civilisations» ou les «identités». Au bout de ce chemin, Renaud Camus : l’immigration a fait du peuple la victime du «grand remplacement» ; le moment est venu de penser le «grand retour». La «guerre des civilisations» est depuis 1991 le paradigme central ; l’ennemi n’est plus le communisme mais l’islam ; vu de droite, la laïcité émancipatrice peut même devenir un instrument de l’ordre social.

Le problème est qu’une fraction de la gauche est engagée sur un terrain voisin. Contre le FN, et en fait comme le FN, une gauche qui se dit «populaire» entend reprendre le drapeau du peuple abandonné. Mais quel peuple ? Christophe Guilluy nous explique que la gauche s’est trop préoccupé des banlieues (immigrées et colorées) au détriment du peuple majoritaire (autochtone et blanc) de la «France périphérique». Laurent Bouvet nous suggère que, pour ne pas heurter la «majorité», les «minorités» doivent cultiver leur invisibilité et que le vote des étrangers n’est plus d’actualité. La pauvreté ne pouvant se réduire, divisons le peuple et surveillons les pauvres, dit la droite. Dans une société en panne de redistribution, les demandes excessives des minorités sont la source du désordre, dit une partie de la gauche. Salauds de pauvres ; salauds de minoritaires. Ajoutons, en arrière-plan, cet autre avatar de toute pensée de droite : la droite et la gauche n’ont plus de sens. La gauche est morte : tant mieux, nous dit Jean-Claude Michéa, réputé «radical».

Tous ceux-là se réclament du peuple ; en réalité, ils le divisent et l’enlisent dans la sujétion. Tout cela parce que, comme la droite, ils ferment les yeux sur les causes de nos maux. Nous sommes au cœur de trois grandes évolutions : la finance et la spéculation orientent les choix, la démocratie cède le pas à la «gouvernance»- le pouvoir des «compétents» – et l’Etat-providence recule devant les marchés. Dans un monde inégal et instable, où la guerre des civilisations frôle en permanence la guerre tout court, intérieure ou extérieure, il n’y aurait pas d’autre impératif que de se protéger, derrière les murs des communautés imaginées, majoritaires comme minoritaires. La ressource publique se rétractant, on ne pourrait plus «accueillir toute la misère du monde» et il faudrait cibler les prioritaires : les natifs plutôt que les étrangers, les autochtones plutôt que les allogènes. La démocratie s’étiolant, les grands projets collectifs devenant évanescents, il ne resterait plus que l’ordre sécuritaire, les religions contrôlées, l’encadrement notabiliaire et prêchi, prêcha moralisateur.

Or, c’est précisément tout cela qui, depuis plus de trois décennies, nourrit le sentiment d’abandon. L’esprit public s’affaissant devant le règne de l’argent, la démocratie devenant un théâtre d’ombres tout autant que de paillettes, le peuple est bafoué, dans toutes ses composantes, sans exception. Et, une fois de plus, le ressentiment qui en résulte porte la colère, non pas contre les causes que l’on ne «voit» pas, mais contre les «boucs émissaires» les plus proches. Le peuple ne se dresse pas contre un système ou pour une autre logique sociale, mais pour protéger son «identité». «Eux» et «nous», «chez eux» et «chez nous». Le piège se referme. L’extrême droite est aux manettes.

Il ne faut pas accepter le paradigme de l’état de guerre ; il ne faut pas faire de l’identité le cœur de la conflictualité. La gauche historique, celle qui a toujours marié la République et la «Sociale», s’est construite sur la promotion du «chez tous». Cette gauche-là ne peut pas laisser entendre que le FN est l’expression du peuple souffrant. Il n’est pas le parti de la colère, mais celui du ressentiment. Or, on ne sort pas de l’humiliation du plus grand nombre par un surcroît de discrimination pour quelques-uns. Le contrepoison du mépris, c’est l’égale dignité, pour tous et pour chacun, en droits et en possibilités concrètes d’accéder aux avoirs, aux savoirs et aux pouvoirs. L’issue n’est pas dans les identités qui se renferment mais dans l’égalité qui s’ouvre. La concurrence des «communautés», quelle qu’en soit la taille, ne vaudra jamais le rapprochement des solidarités. A la frénésie de la propriété, de l’accumulation inégale, il devient de plus en plus réaliste d’objecter la logique du bien commun. A la clôture des espaces privés, on préférera l’insertion des individus et des groupes dans un espace public renforcé. A la relégation sociale et à la guerre des «attractivités» locales, on opposera l’accès pour tous des opportunités de tous les territoires.

Il est vrai que le peuple est divisé. Mais comment le réunir, sinon autour d’un projet rendant possible concrètement l’égale dignité ? Si c’est la concorde que l’on vise, le repère ne peut être que le développement sobre des capacités de chaque personne. Si l’élaboration d’un tel projet partagé n’est pas au cœur de la controverse politique, le peuple, la laïcité, la nation, la République ne seront que des mots creux. Mais tant qu’à choisir des mots, débarrassons-nous de celui d’identité. Préférons-lui l’égalité, que l’on n’oubliera pas d’associer à la démocratie et à la solidarité.

Roger MARTELLI Historien, codirecteur de «Regards»

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