Roger Martelli sur « le spectre du 21 avril ».

Le spectre du 21 avril

En 2012, comment éviter un nouveau 21 avril 2002 ? La crise de la droite gouvernementale, la percée de Marine Le Pen et les incertitudes du Parti socialiste relancent l’angoisse d’un pitoyable remake : la gauche ne pourrait-elle pas être, une fois encore, éliminée du second tour ? La peur n’est pas sans fondement. Mais elle n’est pas toujours bonne conseillère.

Certaines réponses apportées sont d’ordre institutionnel, comme le « jugement majoritaire » proposé par la fondation Terra Nova. La plupart du temps, ces propositions s’inscrivent dans une démarche technique bien complexe, voire technocratique (la logique abstraite de la notation, par exemple). De plus, elles contournent l’essentiel : la tentation du « vote utile » dès le premier tour est la double conséquence de l’hyper-présidentialisme des institutions et de la règle majoritaire qui ouvre le second tour aux deux seuls candidats arrivés en tête au premier. À la limite, on peut envisager de remettre en cause cette règle instaurée en 1962, d’aligner l’élection présidentielle sur la procédure des autres élections et d’admettre que le Président puisse être élu au second tour à la majorité simple, comme dans les autres scrutins. Mais cette méthode serait, de fait, contradictoire avec la conception d’une légitimité présidentielle supérieure à celle de la représentation législative classique. Peu de chance, donc, qu’elle puisse être acceptée dans le cadre actuel.

Fondamentalement, la seule réponse raisonnable est aujourd’hui celle d’une subversion complète de la logique constitutionnelle. La présidentialisation est désormais un frein démocratique absolu ; or la prééminence du Président et la tentation bipartisane forment un tout. La Constitution de 1958 était censée éviter l’instabilité des exécutifs et légitimer la volonté gouvernementale ; elle n’a en fait empêché ni la cohabitation et ses incertitudes, ni la crise de légitimité des institutions publiques dans leur ensemble. Toute démarche conséquente à gauche devrait inclure dans son activité, y compris électorale, la critique impitoyable de l’ordre constitutionnel existant et la revendication massive d’une VIe République.

Mais, en attendant, il faut tenir compte du problème concret. Le syndrome du 21 avril 2002 n’est pas une simple lubie. Le danger est réel. Mais pour le surmonter, encore faut-il comprendre ce qui le produit. Or ce n’est pas la multiplication des candidatures qui pose problème, mais le fait que le dispositif politique actuel ne met pas sur le devant de la scène des projets et des constructions politiques capables de stimuler des dynamiques populaires suffisantes pour assurer des majorités conséquentes et dsurables. L’abstention massive et la double crise de mobilisation à droite et à gauche sont la conséquence directe de cet état de fait.

En 2002, d’où est venu le problème ? De ce que la gauche gouvernementale, incarnée par le Premier ministre sortant, n’a pas convaincu de ce qu’elle incarnait les valeurs et les projets collectifs d’une gauche pleinement fidèle à ses valeurs de justice et de mise en commun. Quant à la gauche de gauche, elle est trop dispersée pour paraître fournir une alternative crédible au parti hégémonique au sein de la gauche. Faute de dynamique rassembleuse sur le fond, la dispersion des candidatures joue à l’éparpillement des voix. Sans projet « central », la gauche laisse la main à une droite dédouanée par sa mise à l’écart gouvernementale, de 1997 à 2002.

En 2007, le scénario est tout différent. La droite bénéficie de l’élan d’un projet « libéral-populiste » (celui de Sarkozy) qui coupe provisoirement les ailes au phénomène Le Pen (version Jean-Marie) et provoque une incontestable mobilisation à droite. À gauche, en revanche, le syndrome du 21 avril joue à plein : la logique du vote utile pousse à rechercher la personnalité socialiste la mieux à même de « ratisser large » en mordant sur le centre. À cette aune, la dynamique Ségolène Royal semble la plus convaincante. Au même moment, la gauche « antilibérale » s’avère incapable de traduire en termes présidentiels son élan du débat référendaire européen de 2004-2005. Le résultat est sans bavures : la candidate socialiste efface certes le camouflet enregistré par Lionel Jospin en 2002, mais la gauche de gauche, divisée, recule sur ses scores présidentiels précédents. Faute de mobilisation globale suffisante au premier tour, la gauche est battue au second.

En 2012, le camp qui réalisera la plus forte mobilisation au premier tour l’emportera au second. Droite ou gauche : le camp, pas la candidature… Admettons que la logique de « l’utilité » l’emporte complètement et que la gauche se retrouve sur une seule candidature. Elle sera bien sûr en tête au premier tour et sera assurée de concourir au second. Mais elle mobilisera celles et ceux qui, d’ores et déjà, sont persuadés qu’un candidat de gauche, quel qu’il soit, vaut mieux qu’un candidat de droite et que cela vaut bien que l’on oublie ses déceptions ou même ses rancoeurs. Le moindre mal : calcul politique par excellence, qui suppose que l’on est prêt à jouer malgré tout la carte du raisonnable, à l’intérieur du système existant. Or il n’est pas sûr du tout que cette méthode, applicable en situation de « normalité » politique, fonctionne en situation de crise. Quand ce qui est en cause est le flou des frontières de la gauche et de la droite, quand tout le monde n’est plus si assuré que la gauche vaut mieux que la droite, quand l’abstention devient un comportement majoritaire, la rationalité du moindre mal ne touche qu’une part de l’espace potentiel de la droite ou de la gauche. Le candidat unique du « raisonnable » à gauche sera en tête au premier tour mais n’aura plus de réserves électorales au second. Ce ne sera pas le cas de la droite. On aura évité 2002 ; on risque de reproduire 2007.

Pour penser les configurations les plus favorables, mieux vaut réfléchir à la disposition des forces réelles. Revenir aux « fondamentaux » : le pluralisme politique français n’est pas un conglomérat confus mais un espace polarisé. À la polarité de la droite et de la gauche s’ajoute les polarités propres aux deux familles. À gauche, les principes de division n’ont pas manqué : monarchiens et patriotes, opportunistes et radicaux, réformistes et révolutionnaires, étatistes et autogestionna
ires, « première » et « seconde » gauche, productivistes et écologistes. De façon plus générale, je considère que le principe de regroupement le plus durable et le plus pertinent est celui qui différencie les attitudes globales face au système existant : pour aller vers la justice (point d’achoppement de la gauche et de la droite), on accepte de s’adapter au système pour en corriger les excès où cherche à le dépasser pour en extirper la logique inégalitaire intrinsèque. Le rapport à l’État ou aux équilibres environnementaux ne sont pas subalternes ; mais ils sont seconds par rapport à la question fondamentale de l’adaptation ou de la rupture.

Les deux propensions à gauche sont consubstantielles de son existence et de son essor. Elles se distinguent et même s’opposent ; elles ne peuvent se penser isolément. Toute la question, à tout moment, est de savoir qui donne le ton. Les deux courants ne se mobilisent pas autour des mêmes visées, des mêmes mots, des mêmes constructions politiques. Vouloir les fondre, fût-ce le temps d’une consultation électorale, est une erreur fondamentale.

Il est vrai que la logique des institutions pousse à une certaine simplification. Mais la simplicité ne doit pas se faire au détriment de la mobilisation et donc de la polarisation. À la droite de dire si sa structuration la plus pertinente est ternaire (droite, centre, extrême droite) ou binaire. À gauche, la formule la plus conforme à la réalité politico-institutionnelle est la bipolarisation duale : on agit dans le système en acceptant ses logiques sur le fond ou en les contestant dans la durée. Reconstituer à gauche un pôle de contestation et d’alternative, ayant vocation à devenir majoritaire et, ce faisant, à imposer de nouvelles normes de gouvernement, de bas en haut : ce devrait être l’objectif stratégique des projets globaux et des « mécanos » politiques. À l’intérieur de ce pôle, la diversité devrait être la règle. Par exemple, je considère qu’un axe écologiste y a toute sa place. Je ne pense pas qu’il vaille la peine de le faire vivre isolément : la perspective de la durabilité et de la sobriété n’est pas à l’écart des logiques économico-sociales fondamentales. Il n’est pas indifférent au parti-pris écologiste que l’on mette au cœur des dynamiques productives l’accumulation des marchandises et des signes de richesse ou le développement des capacités humaines. Comme toutes les sensibilités de gauche, l’écologie politique doit choisir entre adaptation et rupture. En tirant l’écologie politique du côté du parti dominant à gauche, Daniel Cohn-Bendit la porte vers le pôle d’accommodement au système ; on peut espérer que les écologistes resteront fidèles à l’esprit contestataire en penchant du côté de l’alternative. En conjuguant leurs forces avec les autres sensibilités critiques, les écologistes contribuent à changer la donne ; en ne le faisant pas, en cherchant d’abord à « se compter », ils perpétuent le déséquilibre en faveur de l’esprit d’adaptation. Sur le fond, la subversion inhérente à la critique écologiste n’a aucun intérêt à une telle perpétuation.

La polarité de la gauche est la source historique de son dynamisme ; elle est le foyer de sa mobilisation civique. S’il est une dispersion mortifère, c’est à l’intérieur des deux pôles ; s’il est une simplification propulsive, c’est celle qui combat la dispersion des forces et sensibilités d’alternative. Si le pôle d’adaptation et le pole de rupture mobilisent massivement leurs forces au premier tour de la présidentielle, la gauche l’emportera au second. Si le pôle d’alternative, autour d’un projet clair et convaincant, obtient un résultat pertinent en s’appuyant sur un arc de forces significatif, la gauche gagnera et elle ne décevra pas dans l’exercice du pouvoir.

Dans la situation complexe d’aujourd’hui, ces vérités simples méritent d’être méditées. Quand la politique est en crise, il faut gagner électoralement ; et il faut gagner pour reconstruire. Oublier un des deux termes (gagner ou reconstruire) conduit inexorablement à l’échec ; prenons garde que cela n’ouvre pas la voie, demain, à un recul de civilisation.

Roger Martelli

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