L’histoire de France ne peut s’acheter  !

logohuma.gifTribune dans l’Humanité du le 6 avril 2010

Par Laurence De Cock ET Guillaume Mazeau, HISTORIENS, MEMBRES DU COMITÉ DE VIGILANCE FACE AUX USAGES PUBLICS DE L’HISTOIRE (*).

Une « lettre ouverte » à ségolène royal À propos de l’appellation « Fête de la fraternité »

Décidément, la marchandisation patrimoniale semble faire des émules. Déjà, sans provoquer beaucoup de réaction, l’article 52 de la loi finance 2010 autorisait le transfert de la totalité des monuments appartenant à l’État aux collectivités territoriales, sans que rien n’empêche leur transfert ultérieur à des entreprises privées si tant est que le préfet donne son accord à la transaction (1). Or, il y a quelques semaines, Ségolène Royal a acheté à l’Institut national de la propriété industrielle (Inpi) les appellations « fête de la fraternité », « ordre juste » et « université populaire ». Qu’est-ce que cela signifie  ? 
Que dorénavant, Ségolène Royal et son association Désirs d’avenir exercent un 
droit de propriété intellectuelle sur ces 
expressions, désormais protégées comme de simples marques dans l’édition, la publicité, mais aussi l’éducation, la formation et la recherche scientifique  !

Devant l’indignation du collectif Indépendance des chercheurs et de Patrice Leclerc, 
secrétaire de l’université populaire des Hauts-de-Seine, dénonçant la préemption d’une partie du patrimoine populaire (2), Ségolène Royal a décidé de retirer la marque « université populaire » de l’Inpi. Ce n’est pas suffisant. Nous demandons qu’elle renonce également à l’appellation « fête de la fraternité ».

Madame Royal, de quel droit pouvez-vous ainsi privatiser des mots et des expressions qui font partie du patrimoine national depuis plusieurs siècles  ? Comment pouvez-vous revendiquer un droit de propriété intellectuelle sur l’expression « fête de la fraternité » que vous n’avez évidemment pas créée mais dont tous les Français sont les héritiers  ? Les fêtes de la fraternité ont en effet été inventées pendant la Révolution française dans le cadre de la déchristianisation de l’an II (1793-1794). Avec d’autres (fêtes de la liberté, de l’égalité, de la raison ou des martyrs de la République…), elles faisaient alors partie d’un ensemble de rituels civiques destinés à remplacer les cérémonies de l’Ancien Régime, auparavant encadrées par la monarchie et par l’Église pour asseoir leur pouvoir. Incluses dans le culte de la raison, ouvertes aux simples citoyens, ces fêtes ont donc joué un rôle important dans le processus d’émancipation populaire, mais aussi de laïcisation et de démocratisation de la vie politique à la fin du XVIIIe siècle. Reprises par les révolutionnaires de 1848, ces fêtes ont ensuite contribué à construire une culture républicaine et populaire dans la France du XIXe siècle. Même si nous les avons un peu oubliées, tous les républicains que nous sommes en sont aujourd’hui les héritiers. Loin d’être votre propriété, l’expression « fête de la fraternité » renvoie donc à une dimension ancienne, profonde et collective de notre histoire nationale. Restreindre juridiquement son usage au meeting annuel organisé depuis 2008 seulement par Désirs d’avenir revient à brader un élément de notre bien commun, au profit du simple marketing politique et de l’utilitarisme politique.

Les moments historiques, a fortiori ceux qui constituent la mémoire de la République, font partie du patrimoine commun. Ils doivent pouvoir être librement utilisés dans le cadre du débat public. Jusqu’où les femmes et les hommes politiques de droite et de gauche iront-ils dans la marchandisation du savoir et la privatisation du patrimoine national  ? Madame Royal, comme vous l’avez fait pour l’expression « université populaire », montrez que l’histoire de France ne peut faire l’objet de « labels ». Reconnaissez que le passé commun ne peut s’acheter. Nous vous demandons donc de retirer l’appellation « fête de la fraternité » de l’Inpi.

(1) Voir Marie Lavin  : http://www.mediapart.fr (2) Voir  : http://www.patrice-leclerc.org (*) http://cvuh.free.fr

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