Chemins de l’émancipation. Pensée critique et interventions cliniques
Intervention de Patrice Leclerc- 15 février 2019
Pourquoi un maire, une équipe municipale sont intéressés par le développement de l’esprit critique dans la jeunesse ?
D’abord, je ne suis pas sûr que tous les maires ou toutes les équipes municipales répondent la même chose. Il n’y a rien de neutre dans la réponse à la question, parce que maire, équipes municipales et jeunes ne sont pas neutres.
Il devrait y avoir une certaine évidence, pour des élus qui sont élus pour contribuer à changer l’ordre existant, et donc créer les conditions d’une émancipation des jeunes comme des moins jeunes, évidence à penser et à agir pour développer l’esprit critique comme un chemin de cette émancipation. Comment contester un système sans esprit critique sur ce système ? Comment ne pas reproduire les erreurs du passé sans aider à la formation de pensées critiques ?
Comment ne pas voir que le marasme politique actuelle, voir certaine forme de repli identitaire, ont pour cause l’absence de conflit politique, de débat politique projet de société contre-projet de société, l’absence de proposition d’aventure humaine collective.
L’enjeu démocratique réside dans cette capacité à prendre en main son destin. Dans nos villes populaires, le défaitisme est ancré depuis la disparition de la dynamique ouvrière, la fermeture des usines, et l’affaiblissement des syndicats. Cette classe sociale dévalorisée ne trouve plus d’espace d’expression, elle devient invisible.
Elles doivent disparaitre de nos villes sous l’injonction de l’ANRU qui proposent que les « riches » d’Asnières viennent habiter à Gennevilliers et les « pauvres » de Gennevilliers aillent à Asnières.
Les couches populaires ont, depuis plusieurs décennies, disparu de l’espace médiatique. N’existent que les classes moyennes et les « pauvres » les « exclus » « les DALO » les « SDF ». Elles ont disparu du discours politique, des films, de la culture.
Certainement, que le mouvement des gilets jaunes, plus qu’une réaction à la hausse du prix du gasoil est une réaction face à cet effacement. Une tentative d’affirmer une exigence d’être respecté.
Dans une ville populaire comme Gennevilliers, c’est une double humiliation qui est vécue par la jeunesse et les populations.
• L’effacement des milieux populaires dont je viens de parler. La négation de trajectoire familiale ouvrière, le ressentiment devant l’idéologie de l’ascenseur social qui en plus de ne pas marcher dévalorise la profession de nos parents
• Mais s’ajoute, ici, l’humiliation faite à celles et ceux à qui chaque jour on met en doute le fait d’être français par les contrôles au faciès, les discriminations à l’embauche, le rappel des « origines », bref le racisme aujourd’hui complété par l’islamophobie internationale et nationale, qui trace régulièrement un trait d’égalité si ce n’est entre musulmans et terroristes au moins entre musulmans et problèmes.
Dans cette situation, comme élu, comme militant, j’ai des certitudes et des doutes qui se confronte au terrain. On ne produit pas les mêmes actions municipales, on n’a pas les mêmes démarches politiques selon, bien sur son idéologie, mais surtout selon l’analyse faite sur les raisons pour lesquelles les jeunes de notre pays agissent de telle ou telle façon.
Par exemple, si l’on ne voit pas cette double humiliation en cours, que l’on soit communiste ou de droite, on peut survaloriser la mixité sociale comme réponse aux problèmes alors que j’y vois une humiliation de plus. On peut agir contre les signes religieux en n’y voyant qu’un retour en arrière sans en voir toutes les contradictions, une forme de recherche de solidarité, d’identité que la devise de la République française promet et trahit.
L’étude menée avec Joëlle Bordet nous permet de conforter des convictions, une pensée, mais aussi des actes.
Si on prend l’exemple des jeunes, ils retrouvent le sens de leur utilité citoyenne dans le cadre de la solidarité, qu’elle soit locale ou internationale. Depuis quelques années, nous avons vu fleurir plusieurs associations de jeunes, axées sur des projets humanitaires dans des pays en voie de développement, sur des actions solidaires telles que les maraudes à Gennevilliers ou dans la région parisienne.
Par ces projets, ils retrouvent du sens et surtout une place valorisante dans l’espace public et dans la société. Il y a une force de démonstration implicite : celle de dire que les jeunes de banlieue ne sont pas porteurs de violences, d’échecs, de ressentiment négatif.
Bien au contraire, dans ces actions, la bienveillance, l’affection, la solidarité, et un bon nombre de valeurs humaines et morales sont au cœur de leurs intentions. Se sentir utile dans sa ville, son quotidien et dans son corps même donne une leçon d’émancipation très forte. Certains sont confrontés à la réalité de la vie, d’autres peuvent être en contradiction avec un autre système de valeurs. Mais c’est bien cette rencontre, cette confrontation qui fait grandir les jeunes. La question qui nous est posée, est sommes-nous capables de créer les conditions pour que dans ces actions, les jeunes rencontrent un service public qui l’aide, un élu qui agit, des adultes bienveillants. Car une des questions qui peut se poser à nous, ce n’est pas forcément la jeunesse qui est un problème, mais la société qui les entoure, le monde des adultes qui aujourd’hui a peur de la jeunesse plutôt que de l’aider à grandir.
Nous avons certainement un travail important sur la réalité et la visibilité d’une bienveillance des adultes en direction de la jeunesse.
Cela nous amène à penser l’action du service jeunesse n’ont pas comme le seul interlocuteur de la jeunesse, mais comme un facilitateur pour son émergence dans la vie locale, comme un lieu d’aide pour trouver une réponse adaptée à chaque situation vécue par un jeunes. Le SMJ ne doit donc pas être seul : le politique pour le débat politique, mais chaque service logement, emploi, santé, doit accepter d’être bousculé dans sa façon de faire et faire un pont avec le smj pour que l’animateur ne soit pas l’autre jeune qui sait tout, mais qui sait accompagner le jeune vers celle ou celui dont c’est la spécialité.
Si je prends l’exemple du mouvement lycée, notre expérience montre que la présence d’adultes, éducateurs, habitants, parents, élus, bienveillant mais aussi porteur de repère lors de blocus permet aux jeunes de se responsabiliser, de prendre la mesure de leur action et des conséquences. Il leur faut grandir, réfléchir et agir dans un monde et une société complexe, tout en maintenant vivantes leurs valeurs et certaines colères saines. Dans ce cas, notre rôle est de dialoguer, de donner des arguments et des explications, en accompagnant une prise de décision collective d’actions.
Pour conclure, n’ayons pas peur du conflit, du débat, même un peu rude. Les problèmes commencent quand il n’y a pas de débat et de rencontre conflictuelle avec les jeunes, car cela est le symptôme d’un repli, d’une absence d’attente à l’égard des politiques ou des institutions. Ceci dit, c’est toujours plus facile d’en parler que de le faire, un peu comme la révolution. On la souhaite, on l’attend, mais quand elle se déroule on se plaint des difficultés qu’elle engendre.
Merci de votre attention.