Le parti-pris de Nos Révolutions discuté le 3 février 2024. https://nosrevolutions.fr/2024/02/12/notre-message-aux-paysans-en-colere/
Alors que le mouvement du mois de janvier redescend, nous soutenons les revendications des paysans qui, malgré des journées de travail éreintantes, peinent à joindre les deux bouts.
La plupart du temps, ils font tourner leur exploitation seuls (26% des agriculteurs ont des employés, et 5% des aides familiaux)1. Ils font face au rouleau compresseur des grandes exploitations devenues des firmes, à la pression impitoyable de la grande distribution et des industriels de l’alimentaire sur les prix, et à la concurrence sur le marché international de l’alimentation. L’étau dans lequel ils sont pris décourage les uns, et pousse les autres à la faillite. Ainsi, il y a aujourd’hui quatre fois moins d’agriculteurs qu’il y a quarante ans2. Ce phénomène alimente la concentration agricole: les petites exploitations reculent, les grandes progressent. De fait, 40,1% des agriculteurs se partagent 3,7% des terres agricoles du pays, pour des surfaces individuelles de moins de 20 hectares3.
Par comparaison, les 5,6% occupant des surfaces de plus de 200 hectares se partagent 26,3% du sol4, en plus de monopoliser les institutions agricoles publiques (Chambres d’agriculture…) et privées (Coopératives, Syndicats des AOC/AOP, SAFER…). Les exploitants les plus aisés contrôlent également les principales fédérations syndicales et les font fonctionner à leur profit, en particulier la FNSEA. Aujourd’hui, cette dernière est quasiment une institution et est incontournable, dans de nombreux territoires, pour l’accès au crédit ou la location de terres. Bien souvent, il est donc difficile, voire dangereux, de se tourner vers les fédérations dont les dirigeants sont de véritables paysans, comme la Confédération Paysanne ou le MODEF.
L’activité législative de la France et de l’Union Européenne alimente cet étouffement politique et financier : les nouvelles normes sont exclusivement négociées avec les grands propriétaires et mettent les exploitations plus modestes en difficulté. Bien que leurs auteurs les justifient par des motifs écologiques ou sanitaires, elles renforcent finalement la standardisation et l’industrialisation.
Dans ce contexte difficile, les exploitants, pour faire face, sont 90% à travailler le week-end et 18% à se rémunérer sous le seuil de pauvreté, jusqu’à 25% dans certaines filières5. Leurs conditions de vie peuvent être meilleures que celles d’autres catégories pauvres, notamment parce qu’ils possèdent souvent leur habitation ; mais le plus souvent, tout dépend du salaire d’un·e conjoint·e, sans lequel les comptes ne sont pas bouclés à la fin du mois.
Les subventions versées (notamment) par la PAC peuvent permettre de rester à flot, mais elles bénéficient essentiellement aux plus grosses exploitations : 80% des aides sont captées par 20% des agriculteurs. Elles maintiennent surtout la capacité du complexe agro-industriel à exploiter le travail de la terre pour gaver les actionnaires des semenciers, machinistes, fournisseurs d’engrais et de biocides, industries agroalimentaires, grande distribution et évidemment, banques et assurances. Enfin, en plus de la dépendance technique et économique, elles créent un rapport de dépendance bureaucratique, qui achève de déposséder le travail, de le vider de son sens, de ses choix.
Cette réalité, nous savons que les paysans la connaissent bien, car ils la vivent tous les jours. Nous la rappelons simplement ici à l’intention de celles et ceux qui la découvriraient.
Nous le disons à ces agriculteurs : ils ont raison d’exiger une rémunération juste, permettant de vivre dignement de son travail. Aujourd’hui, le gouvernement, avec les directions de la FNSEA, des JA et de la Coordination Rurale, a annoncé des mesures qui sont loin de réaliser cette revendication. Ces dernières seront d’ailleurs rapidement diluées dans le prochain traité de libre-échange, dans la prochaine directive européenne, dans la prochaine négociation entre gouvernement et agro-industriels.
Arnaud Rousseau, le président de la FNSEA, est un grand patron, dirigeant d’une quinzaine d’entreprises, de holdings et de fermes, dont la multinationale Avril (6,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 20216). Il n’a que faire de la détresse des petits exploitants, et fait même partie de ceux qui en sont la cause ! Rien d’étonnant à ce qu’il ait appelé à la fin du mouvement à la seconde même où le gouvernement le lui demandait, en échange de mesures qui bénéficieront essentiellement à ses amis actionnaires tout en relançant la machine à broyer les paysans et l’environnement. La déréglementation de l’usage des pesticides, en particulier, profitera aux gros céréaliers et betteraviers et posera (pose déjà !) d’importants problèmes de santé publique.
Nous disons à celles et ceux qui ont interrompu le mouvement parce qu’ils faisaient confiance à ces amis du gouvernement : vous avez été trompés ! Bien sûr, il est difficile, et parfois impossible, d’entrer en conflit avec ces puissantes organisations dont beaucoup d’entre vous font partie par habitude, nécessité administrative ou fidélité culturelle. Cependant, souvenez-vous, à l’avenir, qu’il est impossible de leur faire confiance pour défendre vos intérêts ; souvenez-vous que d’autres, avec la Confédération Paysanne, avec le MODEF, avec la CGT même7, ont continué à se battre malgré l’appel à rentrer chacun chez soi (nous saluons leur courage et leur détermination). Par-dessus tout, souvenez-vous que le gouvernement a eu peur de vous et vous aurait cédé bien davantage, si vous aviez maintenu la pression, et ce d’autant plus que tous les agriculteurs européens étaient sur les routes en même temps. Bien sûr, il y aura d’autres occasions : il est donc important de s’y préparer !
Pour être plus forts, la prochaine fois, il est important de formuler des revendications qui rapprochent le producteur et le consommateur, afin de faire front ensemble face aux grands patrons qui dirigent l’État et l’Union Européenne. Nous vous proposons de discuter des mots d’ordre suivants :
- Une sécurité sociale de l’alimentation, financée par les cotisations des actifs, qui garantirait à la fois le revenu des paysans et l’assiette des consommateurs.
- La fin de la concurrence des produits agricoles sur le marché, au moyen d’une véritable planification agricole élaborée conjointement avec les producteurs et orientant la production vers les besoins du pays (quantité, critères écologiques et sanitaires…) tout en garantissant les débouchés. Cela commence par le retour des quotas laitiers et sucriers.
- Le contrôle démocratique des banques, pour relâcher le poids du crédit sur les agriculteurs et permettre l’installation de paysans nombreux ; et de l’agroalimentaire et de la grande distribution pour contrôler les prix d’achat (aux paysans) et de vente (aux consommateurs).
Il est également important de se solidariser avec d’autres catégories du peuple lorsqu’elles sont attaquées, comme le furent récemment les banlieues, les Gilets Jaunes ou bien encore les personnels soignants. De nouveaux appels “au travailleur des campagnes”8 viendront, et nous espérons qu’ils seront entendus.
Parmi nous, certain·es sont paysan·nes, porteurs d’un autre modèle agricole ; d’autres sont syndicalistes du privé ou du public ; d’autres sont élu·es ou militant·es, dans la ruralité, en banlieue ou dans des métropoles ; d’autres encore sont étudiant·es, fonctionnaires ou scientifiques. Nous croyons que de tels positionnements permettraient d’obtenir beaucoup de soutien, dans notre entourage et au-delà, pour votre cause et pour notre avenir commun. C’est aussi l’état d’esprit de l’appel des Soulèvements de la Terre à une véritable alliance écologique, paysanne et populaire, que nous partageons entièrement9.
Nous savons aussi que les salariés agricoles, dont la précarité s’accroît10, partagent votre colère et votre attachement au métier. Ils se battraient volontiers à vos côtés si vous faisiez vôtres leurs revendications : pérennisation des contrats alors qu’une grande partie des saisonniers travaille 10 mois par an, revalorisation salariale et reconnaissance des qualifications. Un tel front des travailleurs des villes, des petits exploitants et des salariés agricoles serait capable de l’emporter contre n’importe quel gouvernement !
Signataires
Josselin Aubry
Aurélie Biancarelli-Lopes
Hugo Blossier
Hadrien Bortot
Sophie Bournot
Marie-Pierre Boursier
Maxime Chazot
Juan Francisco Cohu
Manel Djadoun
Rosa Drif
Anaïs Fley
Théo Froger
Nadine Garcia
Petri Garcia
Laureen Genthon
Nina Goualier
Antoine Guerreiro
Robert Injey
Marie Jay
Noâm Korchi
Patrice Leclerc
Amélie Marissal
Colette Mô
Nuria Moraga
Frank Mouly
Martine Nativi
Basile Noël
Jacques Pagiusco
Philippe Pellegrini
Hugo Pompougnac
Katia Ruiz-Berrocal
Lydia Samarbakhsh
Armeline Videcoq-Bard
Clément Vignoles
Pour signer : contact@nosrevolutions.fr