Questions à Joëlle Bordet
Dans quel contexte cette étude a-t-elle vu le jour ?
Joëlle Bordet : Cela fait de nombreuses années que je travaille avec certaines villes dont le quartier de La Meinau à Strasbourg. Saliou Faye, imam et animateur auprès des jeunes de ce quartier que je connais depuis 25 ans, m’a appelé en 2014 pour me demander de venir aider un collectif d’une centaine d’habitants qui s’étaient mobilisés suite au départ de jeunes auprès de Daech. Ils cherchaient à éviter que d’autres jeunes suivent le même chemin. J’ai alors évoqué ce sujet avec d’autres villes en particulier Gennevilliers, Echirolles et Nantes. Les Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (Cemea) d’Ile-de-France, en lien avec la ville de Villiers-le-Bel, ont également participé au début de l’étude.
Ces acteurs locaux m’ont exprimé leur réticence àaborder la question de la radicalisation par la nécessité de renforcer l’esprit critique des jeunes pour qu’ils ne soient pas embrigadés. J’étais d’accord avec eux sur ce point, les jeunes ne sont pas déficitaires d’esprit critique et l’embrigadement n’était pas forcément la seule explication au problème. Pour autant, il y avait une bonne question, mais il convenait de l’aborder différemment. Mes travaux dans le cadre du réseau « Jeunes, inégalités sociales et périphérie » m’avaient ouvert sur la nouvelle manière dont les jeunes vivent la mondialisation et sur la dynamique identitaire qui en découle. C’est pourquoi, j’ai proposé de déplacer notre façon de regarder la jeunesse en partant du principe que nous étions face à des choses que nous ne comprenions pas dans la manière dont ils naissent au monde. Le CGET nous a accompagnés dans cette démarche ce qui a constitué une reconnaissance de son bien-fondé.
Par quoi avez-vous été surprise lors de cette étude ?
J.B. : Les modes de pensée, les attitudes des jeunes m’ont parfois surprise. Ils ont une combinaison de pratiques, de représentations et de points de vue inattendue. J’ai été confrontée à mes propres stéréotypes. Lors d’un entretien à Gennevilliers, une jeune fille a particulièrement retenu mon attention. Elle me dit que son voile, c’est sa fierté, que c’est un choix profond et qu’elle se sent suffisamment digne et sûre d’elle-même pour le porter.
L’entretien se poursuit, cette même jeune fille dit que plus tard elle pense avoir sa propre famille mais qu’elle travaillera et que « son mari en fera autant qu’elle à la maison », revendication de l’égalité au coeur du féminisme.
Elle prend plus tard la parole et, en lien avec les autres, exprime son souhait d’exercer la solidarité auprès des personnes en difficulté. Je lui demande alors si elle envisage d’inscrire ou de créer son activité dans le cadre d’une association musulmane. Elle me répond qu’elle vit à Gennevilliers et qu’il y a beaucoup d’associations, alors « pourquoi créer une association musulmane ? ». Cet exemple met en lumière toute la complexité qu’il y a « recevoir » ces jeunes là où ils s’affirment.