L’humanité le 21 Octobre 2011
Jacques Bourgoin, maire (PCF) et conseiller général de Gennevilliers (Hauts-de-Seine). Julia Faure, chargée de mission habitat indigne à la Fondation Abbé Pierre. Patrick Kamoun, historien du logement, conseiller à l’Union sociale pour l’habitat.
Rappel des faits Les études de la Fondation Abbé Pierre sont sans appel. Un million de personnes en France vivent dans des locaux qui n’ont qu’un rapport lointain avec ce qu’on appelle un logement : caves, campings, bidonvilles et taudis infâmes.
Selon Étienne Pinte, président du Conseil national de lutte contre les exclusions, le chiffre est en deça de la réalité. La situation du mal-logement ne s’améliore pas, au contraire. Les dispositifs législatifs pour faire reculer l’insalubrité montrent une efficacité toute relative. L’insalubrité touche surtout les locataires et, dans une moindre mesure, les propriétaires dans le parc privé. Évidemment, les gens les plus fragiles, les plus précaires, sont les plus exposés : personnes isolées, familles monoparentales, travailleurs pauvres… Pour lutter efficacement contre l’habitat indigne, il n’est d’autre voie que la construction de logements sociaux, le manque de logements accessibles étant bien sûr la source du problème. Une question de volonté politique ?
Pourquoi l’habitat indigne ne recule-t-il pas en France et semble même prospérer ? Qu’est-ce qui l’alimente ?
Patrick Kamoun. Historiquement l’habitat indigne existe depuis toujours. Il a reculé de façon prodigieuse pendant près d’un demi-siècle. Mais ce n’est pas uniquement un stock qui, une fois traité, serait supprimé, mais un flux qui augmente lorsque le temps passe. La difficulté provient sans doute, sur les marchés du logement tendus, que non seulement ce parc est indigne mais très cher… et rapporte beaucoup.
Julia Faure. À la source du problème, il y a la conjonction entre une pauvreté qui s’accroît dans notre pays et une crise du logement majeure. La pénurie de logements abordables offre tous les jours de nouvelles victimes de l’habitat indigne : faute d’alternative, les locataires les plus vulnérables se retrouvent aux mains de propriétaires peu scrupuleux qui profitent de la situation. Mais il n’y a pas que cela : de plus en plus de copropriétés se dégradent parce que les ménages propriétaires de leur logement n’arrivent plus faire à face aux charges d’entretien. Les effets de la crise se font également sentir dans les zones rurales où de plus en plus de familles pensent trouver une solution en achetant à bas coût un logement dégradé, dont ils ont sous-estimé l’ampleur et le coût des travaux, et qui bascule dans l’insalubrité. Tous ces ménages sont captifs de cet habitat et le seront tant que la crise ne sera pas résolue.
Jacques Bourgoin. Le concept d’habitat indigne, il faut le savoir, n’a été défini en droit que récemment. Il a fallu les actions répétées des familles concernées et des associations militant pour le droit au logement d’une part et, d’autre part, les actions systématiques pour résorber l’habitat indigne de quelques municipalités comme Gennevilliers, relayées par les parlementaires, notamment communistes, pour que le concept d’habitat indigne soit précisé en droit par la loi du 27 mars 2009. L’habitat indigne prospère, c’est la conséquence directe de l’absence d’une réelle politique nationale de construction de logements sociaux mais aussi à cause des politiques ségrégatives de nombreuses villes. Dans les Hauts-de-Seine, quinze villes, toutes dirigées par la droite, sur trente-six sont hors la loi SRU. Or, c’est le manque de logements accessibles et l’engorgement du parc social qui font le lit d’un sous-marché endémique de l’habitat.
Face aux marchands de sommeil, à l’existence d’un marché parallèle, peut-on s’en remettre au marché du logement pour régler ce problème ?
Julia Faure. C’est le fonctionnement du marché même qui est en cause. La position de la Fondation Abbé Pierre, aujourd’hui, est de ne plus le laisser faire seul. Depuis des années nous demandons la production massive de logements sociaux dont les loyers soient à la portée des revenus modestes, mais aujourd’hui il faut aller beaucoup plus loin. C’est pourquoi nous appelons aussi à l’encadrement des loyers et à la régulation des prix de l’immobilier dans notre Mobilisation générale pour le logement (1). La logique est simple : si l’offre de logements correspond à la demande en nombre, en qualité et en diversité, et si les loyers sont abordables, l’habitat indigne ne trouve plus preneur.
Jacques Bourgoin. Si l’habitat indigne est majoritairement concentré dans le parc ancien privé collectif et souvent locatif, il concerne nombr
e de propriétaires occupants modestes, de copropriétés en difficulté de gestion et des marchands de sommeil profitant de vente à la découpe pour rediviser en petites surfaces des logements loués à prix d’or. Le marché actuel du logement, tel qu’il existe en France, n’est pas en capacité, faute de produits suffisamment différenciés et adaptés aux ressources des Français, de mettre un terme à un marché parallèle. Il faut une intervention publique forte d’abord de l’État qui doit enfin prendre la réelle mesure de cette crise et déclarer le logement grande cause nationale, et créer un véritable service public de l’habitat.
Patrick Kamoun. Les marchés du logement diffèrent beaucoup, selon les territoires. Dans certaines régions, le parc privé joue un rôle non négligeable dans l’accueil de ménages aux ressources faibles. Mais dans les zones de marché tendu, ce rôle est soit inexistant, soit le plus souvent très intéressé. Louer 9 m2 au prix mensuel de 600 euros est chose commune à Paris. Cela fait 66 euros le mètre carré alors que la moyenne des prix du privé à la relocation est de 23 euros, ce qui est déjà inaccessible pour de très nombreux ménages.
Qui porte la responsabilité de l’existence et de la permanence de ce problème ?
Jacques Bourgoin. Bien sûr, en premier lieu, c’est l’État, et ses politiques successives de l’habitat, qui en porte la responsabilité. En effet, depuis 1894, comme l’a si bien décrit Patrick Kamoun, date de la création des habitations à bon marché (HBM), se pose la question du rôle dévolu au parc locatif social. Celui-ci part de la définition donnée par la société, dans le domaine du logement, à la solidarité nationale. Or nous pouvons constater que cette solidarité nationale est réduite à une peau de chagrin ; budget national en baisse, constructions sociales réduites et train de mesures pour exclure du logement social bon nombre de ménages des couches populaires au profit affiché des ménages très défavorisés. L’État doit engager une politique nationale volontariste de construction de logements véritablement sociaux, de revalorisation des aides aux logements, mais aussi en direction des maires non bâtisseurs avec de réelles mesures coercitives, tant en termes de subvention publique que par la réquisition d’immeubles. Il faut ajouter à cela la responsabilité des marchands de sommeil. À Gennevilliers, nous menons depuis plusieurs années des campagnes publiques telles que des murages illégaux d’immeubles, des panneaux d’affiches dénonçant les marchands de sommeil devant les habitats indignes et l’utilisation des procédures coercitives. Ainsi, à notre demande, le parquet poursuit un marchand de sommeil qui sévit à Gennevilliers. Après deux ans d’instruction, l’audience aura lieu le lundi 7 novembre à 13 h 30 au TGI de Nanterre.
Patrick Kamoun. Les gouvernements qui se sont succédé ont tous produit des lois et des décrets et des circulaires. Mais encore faudrait-il d’une part les faire vivre et qu’ils soient réellement applicables. Car ces solutions juridiques sont souvent très longues à mettre en œuvre. La permanence de ce problème est liée à deux phénomènes. Le marché qui perd quelquefois le nord et le manque de logements à bas loyers.
Julia Faure. Les responsabilités sont multiples, mais il est certain que les moyens et actions mis en place par les pouvoirs publics ne sont pas à la hauteur. Le gouvernement affiche comme une priorité la lutte contre l’habitat indigne, mais il ne cesse de déshabiller les services qui sont en charge du problème. Il se désengage et se décharge sur les collectivités locales qui sont de plus en plus étranglées financièrement. Depuis le début de l’année une réforme des aides aux travaux a été mise en place en promettant une plus grande efficacité contre l’habitat indigne, mais on voit encore moins de logements sortir de l’insalubrité ! Par ailleurs, quand on sait que la moitié des 600 000 ménages vivant en habitat indigne sont propriétaires de leur logement, on ne peut que s’interroger sur le projet d’une « France de propriétaires » : en l’état actuel des choses, la propriété ne protège pas toujours du mal-logement et peut même produire des situations d’habitat indigne à terme.
L’arsenal juridique, la loi Dalo existent mais ils se révèlent inefficaces… Quelles sont les solutions ?
Patrick Kamoun. L’arsenal juridique est suffisant. Trop de lois tuent la loi. C’est la volonté, la complexité et les moyens de le mettre en œuvre qui manquent. Mais n’oublions pas que la partie adverse est rusée et qu’elle sait jouer avec la justice. On aimerait en finir, mais de nouvelles populations de plus en plus jeunes, des étrangers sans droits mais aussi des travailleurs pauvres, ou ceux que l’on nomme les exclus, viennent alimenter la machine à produire des textes à l’infini mais sans toujours délivrer les moyens de résoudre les problèmes. On manie à la fois la carotte (primes diverses, déductions fiscales) et le bâton. Mais l’on se heurte depuis plus d’un siècle au manque, aujourd’hui criant, de logements à loyers abordables.
Julia Faure. L’arsenal juridique n’est pas inefficace en soi, il manque encore cruellement de moyens et de volonté politique pour être appliqué, outre qu’il est trop complexe. Il est surtout un outil pour lutter contre les bailleurs indélicats et marchands de sommeil, pour lesquels il faut multiplier et médiatiser les sanctions exemplaires de manière à obtenir un effet dissuasif. Mais il ne s’agit là que d’une petite partie des problèmes de l’habitat indigne… Pour les copropriétés dégradées et les propriétaires occupants notamment, il faut des outils différents et, encore et toujours, des moyens : des moyens pour repérer les situations, pour financer les travaux, et pour financer les opérateurs qui doivent accompagner dans la durée des occupants qui sont souvent fragilisés et vulnérables… C’est ce que nous avons fait avec notre programme SOS taudis, qui a montré qu’avec des moyens, du temps et la prise en compte des facteurs humains, on obtient des résultats.
Jacques Bourgoin. L’arsenal juridique n’est pas en soi inefficace… mais les procédures sont lourdes, sur le plan administratif, et sont menées sous la responsabilité des préfets des départements, par les agents municipaux des services municipaux d’hygiène. Le problème est aussi qu’il est rarement mis en œuvre par les maires car lorsqu’un logement est définitivement déclaré insalubre de façon irrémédiable, avec interdiction d’habiter, le propriétaire du logement est dans l’obligation légale de reloger l’occupant et, à défaut, ce qui est le cas dans 99,99 % des cas, c’est la commune qui légalement doit se substituer au propriétaire défaillant… Je vais prendre ma ville, Gennevilliers, à titre d’exemple. D
epuis 2003, nous avons imposé à l’État une convention pour éradiquer l’habitat indigne sur notre territoire et, surtout, nous avons obtenu le financement d’un logement social pour chaque logement insalubre démoli. Au total, 913 logements indignes ont été répertoriés dont à ce jour 587 traités (527 fermés définitivement et 60 mis en conformité). Et nous avons relogé 290 ménages, représentant 571 personnes dont 156 enfants mineurs. Bien sûr, il reste encore un tiers des ménages à reloger, mais au final, en 2014, c’est notre objectif, il n’y aura plus de logement indigne sur notre ville ! Ce résultat est le fruit de notre politique volontariste. Il est donc possible d’éradiquer l’habitat indigne. C’est même un devoir !
(1) Appel à signer la pétition sur www.mobilisationlogement2012.com pour interpeller les candidats à l’élection présidentielle.
Entretiens croisés réalisés par Dany Stive