L’enjeu communiste me paraît pouvoir s’exposer de façon lapidaire : la démocratie est malade ; elle ne va pas bien faute de dynamique de politisation populaire ; cette carence s’explique parce qu’il n’y a pas, face à la crise systémique du capital de projet crédible d’alternative fondée sur l’émancipation et la promotion des classes populaires ; ce projet est dans les limbes, parce que n’existe pas d’espace politique partagé, capable d’agréger les attentes, en les mettant en cohérence, en les portant dans les luttes sociales et en les articulant à une perspective politique à vocation transformatrice majoritaire.
Tel est l’enjeu ; telle est l’urgence. Les récentes régionales en ont été l’illustration éclatante : abstention massive, persistance du vote FN, éclatement de la gauche de gauche. Cette situation, installée depuis 2007, est intenable : il est inimaginable que l’on laisse le terrain politique à gauche, d’un côté au « réalisme » attribué au parti socialiste et, de l’autre côté, à « l’innovation » qui serait la marque d’une Europe-écologie, complexe, non homogène, mais terriblement ambiguë.
Il y a urgence à rompre cette mécanique. S’il y a urgence, c’est que le temps est compté ; s’il est compté, il n’y en a pas à perdre. De ce point de vue, je n’irai pas par quatre chemins : la structure actuelle du PCF est aujourd’hui fossilisée, malgré la richesse inestimable de ses militants et de ses élus. Que le patrimoine communiste soit en déshérence est un drame : pour les communistes d’abord, pour la gauche d’alternative ensuite ; pour la gauche tout court, enfin. Le déclin à ce jour inexorable du PCF n’a été compensé par aucune force ; ce manque à gagner se paie au prix fort. Mais la structure actuelle du parti est telle, que l’on ne peut espérer de l’intérieur la révolution sans laquelle le communisme politique est anémié.
Il y a maintenant plus de vingt ans, je me suis lancé avec beaucoup d’autres dans l’aventure des « refondateurs ». D’autres avaient essayé, avant nous, de persuader l’organisation de la nécessité du mouvement ; dénigrés, agressés, meurtris, ils y ont renoncé. Nous avons longtemps persisté (la « dissidence » la plus tenace de l’histoire du parti…). Nous avons toujours su que la tâche était difficile et qu’elle relevait d’un pari. Nous avons estimé que ce pari était raisonnable, parce que le PCF était historiquement marqué par une contradiction : à la fois un appareil fermé, de souche « bolchevico-stalinienne » (les deux termes n’étant pas superposables au demeurant…) et une tradition de rapport au réel qui permettait de métisser le parti pris de la radicalité et le sens de la construction politique à vocation majoritaire. À plusieurs reprises, dans le passé, alors même que le PC était enfermé dans une culture ouvertement stalinienne, il avait su prendre des tournants politiques qui l’avaient sauvé de l’isolement sectaire et l’avaient même placé au cœur de l’espace politique national (1934-1936, début des années 60, période de l’eurocommunisme). Nous pensions pouvoir jouer de cette contradiction pour plaider en faveur d’un sursaut salvateur.
Cette démarche a buté sur un obstacle ultime en décembre 2006, au moment du choix de la candidature de Marie-George Buffet à la présidentielle. Il était acquis que cette candidature déboucherait sur un cataclysme électoral pour le PC et sur une atomisation de la gauche « antilibérale » ; or, en toute connaissance de cause, la direction a choisi la voie du suicide électoral. Depuis, elle confirme son ancrage dans une gestion à courte vue, dans laquelle les choix tactiques incertains (alliance derrière le PS ou « Front de gauche ») n’obéissent qu’à une seule logique : la préservation d’un appareil resserré, replié sur lui-même. Le PCF de la grande époque était à la fois stalinien jusqu’à l’intransigeance et ouvert sur l’expérience populaire et sur les grandes évolutions politiques nationales ; le PC actuel est, tout à la fois, formellement moins stalinien et davantage replié sur lui-même et donc « sectarisé ». La logique interne d’appareil (l’éradication des dissidences et les règlements de compte) l’emporte sur le sens du réel et sur l’ambition de sa transformation dans les faits et non dans les mots. L’appareil du parti est aujourd’hui une machine à diviser les communistes, alors que l’urgence serait de les rassembler dans leur diversité.
Il faut ainsi tenir compte de la rupture historique que la dernière période a installée. Il existe toujours un appareil politique, qui délivre des cartes et qui conserve légalement le sigle de « PCF » ; mais le Parti communiste français historique, avec sa contradiction fondamentale, n’existe plus. Dont acte. Nous avons jusqu’à ce jour considéré que notre projet politique devait continuer de se mener au sein de la structure historique du Parti communiste français ; pas exclusivement dans cette structure, mais d’abord en son sein. L’expérience de ces trois dernières années montre que cette tentative est maintenant inefficace (sur quoi s’appuyer, quand ne pèse plus la rationalité du réel ?), qu’elle est épuisante et que, in fine, elle tend à rendre illisible le projet refondateur lui-même.
Il ne sert à rien de rester dans une structure, si l’on a la conviction que rien ne peut bouger sérieusement en son sein ; il ne sert à rien de partir, si l’on n’agit pas pour que du nouveau émerge qui assume, dans des conditions nouvelles, les fonctions de l’ancien. Le départ ne doit être rien d’autre que le signe d’une volonté de voir émerger du neuf. J’ai longtemps plaidé pour un combat refondateur au sein du PCF ; je garderai mon estime pour celles et ceux qui, au sein du PCF, affirment la nécessité d’une métamorphose et se battent pour elle ; affectivement, je ne peux me situer que dans la vaste cohorte des communistes, dont beaucoup d’ailleurs, depuis longtemps, se sont éloignés du Parti communiste français. Mais je considère que le combat de l’intérieur ne peut plus avoir de force propulsive. Je pars, non sans le déchirement que l’on devine. Je ne le fais pas « contre » ; je le fais « pour » quelque chose. Ce « quelque chose » est un double engagement, dont aucun des deux termes ne peut être séparé de l’autre.
1. Un engagement communiste, tout d’abord. Je me sépare d’un appareil, pas du communisme, pas des communistes. Si l’appareil divise les communistes, rien n’est plus décisif que de travailler à les rassembler, sans exclusive, où qu’ils se trouvent. Pour l’instant, il n’existe pas encore de lieu pleinement reconnu comme une maison commune où tous ceux qui, quelle que soit leur attache organisationnelle (ou leur absence d’attache), estiment avoir à faire avec le communisme peuvent se retrouver pour réfléchir et agir en communistes. L’Association des communistes unitaires veut travailler en ce sens. Faut-il œuvrer à ce qu’elle puisse jouer mieux son rôle ? Peut-on aller plus loin et bâtir avec d’autres un lieu qui soit véritablement pluriel et partagé ? Nous verrons ; l’essentiel est l’existence et le contenu de ce que nous bâtirons. Un lieu communiste partagé est utile s’il travaille à énoncer une visée communiste moderne, post-bolchevique, qui soit une contribution originale à une gauche d’alternative pluraliste ; une visée adossée à des repères contemporains, capable de faire vivre une culture, en état de proposer, de critiquer, d’inventer. Le communisme politique ne doit plus être une nostalgie ou un appareil tourné sur lui-même, mais un projet et un ferment d’initiative. Nous voulons le faire ; d’autres veulent le faire, dans le PCF, dans le NPA, dans le Front de gauche, à Europe-écologie : sommes-nous en état de le faire ensemble ?
Il y a quelques années, plusieurs d’entre nous a
vaient lancé l’idée d’États-généraux du communisme ; c’était une belle idée. Ne devrions-nous pas la reprendre, fût-ce dans d’autres formes ?
2. Le second engagement est dans l’espace politique de la gauche. La gauche de gauche est épuisée ; elle est en morceaux. Chacune de ses composantes exprime un pan de ce que devrait être une gauche d’alternative ; aucune ne l’exprime dans son entier. Aucune n’est en état de dire : c’est autour de moi que se reconstruira une gauche digne de ce nom. Il ne suffit plus aujourd’hui de le proclamer ; il faut en tirer ensemble des conséquences. Pourquoi la gauche de gauche a-t-elle échoué ? Parce que la logique boutiquière l’a emporté ? Bien sûr. Mais il faut voir plus profond. La gauche de gauche a échoué, pour au moins quatre raisons.
Elle n’a pas suffisamment travaillé à se forger un projet indentifiable. Elle a travaillé parfois à des propositions communes, et elle a montré qu’elle était en état de le faire dès l’instant où elle en avait la volonté politique. Mais les propositions, même bien léchées, ne font pas en elles-mêmes un projet ; elles ne donnent pas du sens à la crique et à la lutte ; elles ne suffisent donc pas à stimuler de la dynamique collective et populaire.
En second lieu, elle n’a pas poussé jusqu’au bout l’articulation nécessaire du social et du politique. L’exigence de ce raccord nouveau, sans subordination ni séparation, s’est fortement exprimé de 1995 à 2005. Des pas en avant ont été faits ; l’apogée a été atteinte dans la bataille contre le traité constitutionnel européen ; depuis cette date, c’est le recul, le repliement de chacun, association, syndicat et parti, sur son espace propre. De ce fait, une source de richesse s’est quelque peu tarie.
En troisième lieu, la gauche de gauche n’a pas réussi l’agrégation de toutes les sensibilités et les générations de la critique. Les héritiers du mouvement ouvrier ne sont pas durablement métissés avec ceux des autres formes de la critique contemporaine, comme les Forums sociaux en esquissaient portant la concrète possibilité. Faute de ce métissage, chacun a fini par retourner à ses habitudes, à son pré carré, in fine à sa boutique d’origine. C’est une déperdition pour tout le monde.
Enfin, la gauche de gauche n’a pas assez travaillé à la novation audacieuse de ses contenus, de ses mots, de ses figures et de ses formes. Sans doute a-t-elle été échaudée par tant de capitulations opérées au nom de la « modernité », depuis près de trente ans. Sans doute a-t-elle raison de rappeler que la modernité ne vaut que si elle contredit les vieilleries de la « rentabilité » du capital. Mais si, d’une manière ou d’une autre, l’alternative politique s’identifie à la répétition, fût-ce pour ne pas courir le risque du reniement, elle est vouée à la marginalité. Qu’il y ait tant de têtes grises ou blanches (je sais de quoi je parle…) dans nos réunions n’est pas considéré comme si grave, par rapport à la primauté du « Contenu » (avec une majuscule) ; qu’il y ait avant tout des hommes et des bons Européens n’est pas davantage considéré comme discriminant. À ne pas suffisamment porter d’attention à la novation, on en laisse le monopole à d’autres. Pour le plus grand mal de la modernité vraie de la transformation sociale.
C’est la volonté de surmonter collectivement ces limites qui devrait nous identifier positivement. Si nous partons, c’est aussi parce qu’il faut du temps pour porter, à la gauche du PS, un discours qui soit celui de l’unité, mais pas seulement celui de l’unité. Il faut bien sûr une force politique rassemblée, pluraliste mais cohérente à la gauche du Parti socialiste ; non pas des fronts ponctuels, ou des coalitions de petites formations politiques, mais une force politique visible, capable de concurrencer les grandes machines politiques. Pour rassembler dans la diversité, cette force doit trouver des formes d’agrégation viables et souples qui n’existent pas. Attention, au passage, à ne pas nous enfermer dans des discours un peu byzantins qui, selon les cas, encensent à l’excès ou vilipendent les partis. Une force politique ne peut être un simple « mouvement » et elle doit donc assumer les fonctions jusqu’alors réservées aux partis traditionnels ; mais elle ne peut pas assumer ces fonctions en calquant sa forme sur celles, verticales et hiérarchiques, de l’État. Les partis politiques sont utiles et la forme parti est dépassée : les deux affirmations sont vraies en même temps et pas séparément…
À mes yeux, nous devons porter plus haut et plus fort l’exigence de cette force politique, dans laquelle un courant communiste existera dans son originalité et son autonomie. Et, toujours à mes yeux tout au moins, nous devons accompagner cette affirmation d’une conviction : si la gauche de gauche veut peser dans l’espace politique, si elle ne se contente pas d’être une roue de secours ou un aiguillon du Parti socialiste, elle doit assumer positivement toutes les fonctions qu’elle n’a pas assez assumées dans les toutes dernières années. Projet, redynamisation populaire, rassemblement politique et novation des formes : rien ne doit se penser séparément.
Pour la première fois de ma vie, j’amorce un départ politique. Je continue de rêver. À ce qu’aurait pu être un PCF refondé quand il en était encore temps, quand il n’était pas encore une formation politique marginalisée. À ce qu’aurait pu être une gauche de gauche politiquement rassemblée, quand elle en avait les moyens après 2005. Je continue de rêver à ce qui était un possible, malheureusement non advenu. Il n’y a pas de vie sans rêve. Toutefois, en politique, le rêve se construit et se reconstruit. Les matériaux ne manquent pas. En nous éloignant d’un appareil, veillons à nous donner les moyens de continuer d’agir concrètement en communistes : en rêvant… mais les yeux grands ouverts.
Roger Martelli