(Extrait d’une enquête inédite sur les jeunes diplômés, le travail, et l’engagement)
Les jeunes seraient-ils réfractaires au travail de l’engagement à force d’être fondamentalement investis dans le travail ? Plutôt que d’opposer les deux postures, l’(hypo)thèse fondamentale de notre étude affirme le contraire : la quête de sens dans le travail est un point d’entrée dans la question de l’engagement. Sans afficher une identité d’appartenance particulière, un grand nombre d’enquêtés se déclarent attachés à un système de valeurs professionnelles et de convictions éthiques qu’ils s’efforcent d’incarner dans l’action quotidienne.
Cet attachement n’est pas forcément vécu comme un engagement à proprement parler, ni a fortiori comme un acte contestataire. Il traduit pourtant un souci de qualité et d’utilité dans les rapports de travail qu’il s’agit de concrétiser tout en respectant les contraintes de l’entreprise. Faire passer des «messages » de respect et de dignité en interne, ne serait-ce que subtilement, défendre les standards de la professionnalité, même en l’absence d’un recours à la revendication, affirmer par la force de l’exemple certains principes indispensables pour mener ses missions dans de bonnes conditions sont des formes de micro-mobilisations qui engagent subjectivement sans porter explicitement une étiquette syndicale. Ainsi, de nombreux enquêtés assurent « se battre » à leur manière pour des « choses » qui les dépassent. Même s’ils n’ont pas encore trouvé le sens de l’engagement, ils pensent que s’engager a du sens.
En même temps, les enquêtés expriment une méfiance à l’égard de l’engagement durable. Ils plébiscitent les actions solidaires, les expérimentations locales, les interventions ponctuelles pour soutenir un projet ou une cause juste. Le socle commun de leurs dispositions est une attitude responsable, centrée sur les valeurs de la personne humaine. Mais ils apparaissent bien plus réticents à des engagements plus conséquents. La prise de responsabilités pérennes n’est pas dans l’esprit de leur temps biographique. Le modèle du militantisme où l’on investit une bonne part de sa vie est très éloigné de leur vision du monde, fortement marquée par la culture de la fragmentation et de la précarité.
Plus fondamentalement, les jeunes ne se reconnaissent pas aux formes traditionnelles du militantisme dont les modes d’organisation et de fonctionnement apparaissent datés. Ils envisagent les processus d’institutionnalisation avec beaucoup d’incompréhension, voire de suspicion, comme étant extérieurs à l’authenticité de l’engagement. C’est une image dissuasive qui refoule la perspective d’adhérer aux organisations existantes.
Pourtant, les jeunes ne sont pas passifs ou indifférents au sein d’un système économique qui contredit avec superbe la notion de responsabilité sociale. Ce n’est pas parce qu’ils ne sont engagés sur le mode de la révélation pascalienne qu’ils sont incapables de se mobiliser du jour au lendemain en faveur d’une grande cause. Ce n’est pas parce qu’ils ne s’investissent pas massivement dans le syndicalisme qu’ils désinvestissent les prises de responsabilités dans le social et l’associatif. Au contraire, nombre de leurs comportements témoignent d’une réelle sensibilité en matière d’environnement, de diversité culturelle, de dignité humaine.
La jeune génération s’élance massivement dans la consommation de produits du commerce équitable de même qu’elle a connu un engouement sans précédent pour l’élection de Barack Obama. Néanmoins, sa disponibilité objective et subjective est considérablement réduite consécutivement à l’investissement intensif dans le champ du travail et à la préoccupation de se stabiliser affectivement dans la sphère privée. En définitive, elle n’est pas en excès mais plutôt en manque de temps disponible auquel elle veille jalousement. C’est un paramètre à prendre en considération pour mieux organiser les opérations de syndicalisations lancées en direction des jeunes.
Certains commentateurs se complaisent à épingler l’impatience des jeunes dans l’entreprise qui voudraient « tout » obtenir « tout de suite ». Un tel tropisme « individualiste » serait-il fondé ? Le concept d’individualisme est embarrassant parce qu’il permet d’« expliquer » à bon compte trop de problèmes. Il risque de passer à côté de la complexité des choses en déguisant hâtivement la nouvelle génération en individualiste alors que l’on peut valablement supposer qu’elle est en recherche de repères collectifs. Il est surtout vague et ambigu dans la mesure où il conduit à confondre volonté de réussir sa vie et carriérisme, souci de réalisation personnelle et égocentrisme, affirmation de l’individualité et égoïsme. À l’incertitude du vocabulaire se superpose l’ambigüité des faits.
En fait, les jeunes vivent et évoluent dans une société de zapping qui tend à individualiser à outrance les comportements, les ambitions, les projections. C’est penser à soi-même avant de penser par soi-même. Le modèle de la réussite que la société actuelle offre à la jeunesse tend à privilégier la gestion utilitariste de la vie professionnelle selon le court terme, le choix des créneaux porteurs en fonction des opportunités de déroulement de carrière et non pas en fonction des préférences individuelles. Le message est fort : la réussite individuelle est la meilleure manière de participer à l’effort collectif. Réussir pour soi est aussi réussir pour les autres. La réussite collective ne serait que la juxtaposition des réussites singulières. En cas d’échec, l’individu n’aura qu’à s’en prendre à soi-même.
Cependant, la cause n’est pas entendue. Pour forger « leur » réussite, les jeunes ne disposent pas de moyens suffisants ni de soutien global dans l’entreprise comme dans la société. Loin d’être une réponse à leur souci d’intégration, la posture individualiste suscitée par l’organisation flexible du travail ne correspond pas à une véritable politique de l’individualité. Elle est au contraire partie prenante de l’équation qu’il s’agit de résoudre.
L’affirmation de l’individualité dans le champ professionnel comme dans les rapports sociaux est une manière de se faire entendre au milieu de la compétition et de la dispersion. Les jeunes se montrent sensibles à la reconnaissance de leur investissement dans le métier, à la mise en valeur de l’« utilité » de leur rôle et de leur apport. Ils sont ainsi choqués quand ils sont accueillis dans l’indifférence au sein de l’entreprise. Ils sont profondément attachés à leur liberté et veulent savoir à chaque étape de leur carrière ce qu’ils « valent » sur le marché de l’emploi.
En même temps, ils sont désireux de rapports de confiance, de respect, de communauté. Ils souhaitent articuler souci de soi et souci de l’autre, progression personnelle et participation à un projet plus large qui les dépasse. Accomplir une existence responsable du point de vue individuel est leur manière de militer ordinairement. La personne humaine plutôt que l’« individu » conquérant. Sinon, ils se rebiffent, se lassent, se démotivent. « Lorsque l’entreprise nous traite comme si on était des machines, on finit par faire la machine. » (Kamel, 31 ans, bac + 3, directeur de restaurant, restauration rapide, 6 ans d’ancienneté)
(Extrait d’une enquête inédite sur les jeunes diplômés, le travail, et l’engagement)