La gratuité au-delà du porte-monnaie: un article de Gilles Alfonsi dans Combat en ligne.
Face aux conservateurs, l’exigence de gratuité(s) peut être un puissant levier du combat pour l’émancipation.
La gratuité, une abstraction ?
L’exigence de gratuité(s) est confrontée à des objections des capitalistes ainsi qu’aux soupçons véhiculés par certains progressistes en mal de « crédibilité ». On nous dit d’abord que la gratuité est un fantasme d’utopistes indécrottables(1). La gratuité n’existerait pas, ou ne serait qu’une abstraction. Pour un peu, on se demanderait si les femmes qui accèdent à la protection maternelle et infantile reçoivent un service fantôme lorsqu’on accompagne leur grossesse avant de suivre le développement de leur progéniture ! Ou voudrait-on nous faire croire qu’il est indifférent de débourser à l’hôpital 800 euros par jour pour une hospitalisation quelconque ou de ne rien débourser… Ce n’est peut-être pas un problème de riche, mais ç’en est un pour le quidam !
On confond souvent le fait qu’un service public a un coût pour la collectivité – et indirectement pour chacun – et le fait que son accès soit direct et gratuit, que le coût en soit mutualisé, que chacun puisse y accéder librement sans que la satisfaction de ses besoins ait à voir avec le montant de sa contribution financière. Pour un partisan d’une autre répartition des richesses, pour un militant contre toutes les inégalités et les dominations, cela ne revient pas du tout au même.
Plus largement, la gratuité n’a rien de factice si l’on veut bien considérer qu’elle n’est pas une simple affaire de porte-monnaie. Mais concevoir cela nécessite de prendre la mesure du combat idéologique à mener pour faire comprendre qu’il existe une différence entre gratuité et absence de valeur, ainsi qu’entre gratuité et absence de coût.
La gratuité – ou l’accès gratuit aux droits fondamentaux – réduit les inégalités – elle est redistributive – ; elle diminue les entraves – non seulement financières, mais aussi culturelles et symboliques – à l’accès à la prévention aussi bien qu’à la réparation, à l’éducation mais aussi au bien être et aux productions de la nature.
Irresponsable gratuité ?
On nous dit aussi sans rire que la gratuité, par définition, déresponsabiliserait le citoyen. C’est là une idée sotte : où a-t-on vu que l’accès libre à l’école, l’accès au soin ou à la culture gratuits conduirait les parents à considérer que le parcours de leur enfant n’aurait pas d’importance, les patients à considérer que leur santé n’aurait aucun intérêt ou les spectateurs à déjuger une oeuvre ? La gratuité concerne au contraire des biens précieux, des éléments essentiels tant pour l’existence humaine que pour l’épanouissement de la personne et pour la société tout entière.
Dans la même logique selon laquelle coûts et responsabilités seraient proportionnés, dirait-on que l’achat responsabiliserait l’acheteur ?
C’est à se demander pourquoi les défenseurs de la planète se posent de plus en plus la question de la responsabilité des consommateurs, de la responsabilisation des acheteurs… en même temps qu’ils posent bien sûr, lorsqu’ils sont critiques du capitalisme, celles des producteurs, des distributeurs et des actionnaires.
À l’inverse, envisager que coût et responsabilité sont déliés permet de poser le problème de la responsabilité en rapport avec la question de la démocratie. En un mot : entre la « démocratie du porte-monnaie » et la démocratie tout court, la gratuité penche du second côté.
On nous dit aussi que la gratuité ne suffirait pas à garantir un progrès de société. Et de se bercer, par exemple, du constat que les premiers profiteurs de la gratuité des musées ne sont pas les plus éloignés de leur fréquentation et que s’y pressent d’abord les catégories déjà sensibilisées. Mais que la gratuité suffise à quoi que ce soit en étant conçue isolément du contexte dans lequel elle s’inscrit et des conditions de sa mise en oeuvre, personne ne le prétend. C’est un peu comme si l’on prétendait que la sécurité sociale suffit à garantir l’accès aux soins et même une bonne santé !
C’est le contraire qu’il faut défendre : contre une approche qui isolerait la revendication de développement des gratuités comme un simple agencement d’exceptions marginales, l’exigence de gratuités prend part à un mouvement d’émancipation qu’elle nourrit et qui la dépasse. Elles ne sont pas à concevoir isolément de multiples accompagnements éducatifs, pédagogiques, démocratiques, notamment ceux permettant de se forger l’esprit critique. Là est encore un puissant argument en faveur de l’exigence de gratuité : elle permet de poser les questions de toutes les autres transformations nécessaires pour accomplir de nouveaux pas vers l’émancipation.
On nous dit enfin, y compris du côté des progressistes, qu’il vaut mieux affronter la question des moyens, faute de quoi l’on s’exposerait à l’accusation de n’être pas un bon gestionnaire. Mais c’est typiquement en tombant dans les panneaux des capitalistes qu’on s’interdit de desserrer les contraintes forgées par le système, alors que notre problème est de penser autrement, de sortir des cadres préétablis par les think tanks libéraux et socio-libéraux. Eux s’alarment du coût de la gratuité : ils sont comme effrayés que tous les malades du sida des pays en voie de développement puissent un jour accéder aux multithérapies et ils semblent faire des cauchemars que l’on puisse
envisager que l’eau nécessaire à la vie d’un individu lui soit un jour accessible gratuitement ; au contraire, les partisans de l’émancipation sont heureux que la gratuité des soins, c’est-à-dire la mise en place de service public de santé et de système de protection sociale, procure une hausse vertigineuse de la demande de soin. Et ils aimeraient que l’humanité permette à chacun de boire suffisamment.
Donner corps à une visée d’émancipation passe par réfuter la manière de poser les problèmes, le faisceau des contraintes mentales dans lesquelles les uns et les autres veulent nous prendre : faisons place à la gratuité dans la société où triomphe la marchandisation, réfutons l’accusation d’irresponsabilité ou d’inconséquences par rapport au triomphe de l’argent-roi dont le trône vacille. Et abordons la question des moyens tout autrement, en parlant de mutualisation et d’investissement solidaire plutôt que de coûts à comprimer, partage des richesses plutôt que redistribution entre les pauvres…
Il faut donc s’affranchir de la tendance à envisager la gratuité comme une « revendication sociétale », qui serait séparée ou secondaire par rapport au combat social qui lui toucherait au fond des structures économiques. On peut au contraire considérer que la gratuité pousse les feux de la lutte contre la marchandisation de tout. Elle s’oppose à l’appropriation par quelques-uns, à la privatisation, et intervient au bénéfice de tous. Non seulement la gratuité peut être fondamentalement anticapitaliste, mais elle permet de s’affranchir du mauvais débat pour ou contre l’économie de marché, en sortant des pans entiers de l’activité productive des logiques de l’équilibre (imaginaire) entre l’offre et la demande. C’est ainsi que la protection sociale et l’école gratuite n’ont, en France, aucun rapport avec la « main invisible » du marché.
Argument antidémocratique
Il existe aussi un argument antidémocratique contre la gratuité : elle serait un danger pour la société, une porte ouverte sur certains risques. Et de citer l’exemple des « dangers » d’un accès trop facile à Internet, où l’on trouve comme chacun sait les pires immondices…
Pareil i
neptie prêterait à sourire si elle ne conduisait pas à une politique liberticide. Sera-t-on demain contre le livre en général parce qu’il existe des ouvrages particulièrement détestables ? Et surtout, prétend-on gouverner par la peur et contre les libertés, forger une société de contrôle où l’action publique viserait à faire oeuvre normalisatrice, ou envisage-t-on d’élever la culture générale du plus grand nombre et permettre à chacun de décider ce qui est souhaitable ou ce qui ne l’est pas pour lui-même et dans ses rapports avec les autres ?
Et bien, la gratuité est utile pour élargir le champ des biens culturels accessibles au plus grand nombre et à ce titre elle contribue à l’épanouissement individuel en même temps qu’au combat pour l’égalité. Excusez du peu, il s’agit d’une révolution : la possibilité ouverte très largement d’accéder à des savoirs et d’affermir son jugement critique, là où il a fallu des siècles de rude lutte contre la confiscation des savoirs par les élites ; belle porte ouverte pour contester les pouvoirs issus de cette confiscation.
Si nous avons évoqué l’argument anti-démocratique contre la gratuité, il importe que le développement de la gratuité ne soit pas synonyme d’un renforcement du pouvoir de l’Etat, c’est-à-dire que sa contrepartie ne soit d’aucune manière le moyen de renforcer la coercition, mais qu’elle aille avec une appropriation citoyenne. La gratuité ne devrait être ni charité de l’Etat, ni la compensation étatique du règne du libéralisme, mais contestation radicale de l’ordre économique et social en même temps qu’une révolution démocratique, d’où l’importance à accorder au « qui décide ? », aux instances et aux pouvoirs qui mettent en oeuvre la gratuité.
Reste encore à s’inquiéter du travers consumériste d’une gratuité mal embouchée, ou « mal accompagnée ». Il existe lorsque la gratuité est la face cachée d’un dispositif à vocation mercantile : publicité dont l’unique objet est nous faire mettre la main au porte-monnaie.
Voilà une vraie fausse gratuité, à combattre comme telle, qui témoigne seulement de l’intelligence du système, de sa plasticité. C’est dans l’identification et le décryptage du sens profond des gratuités mises en oeuvre que les partisans de l’émancipation peuvent retourner les arguments des capitalistes, soulignant par exemple la coûteuse tromperie et l’abstraction publicitaires (qui ne rend aucun service), ainsi que la déresponsabilisation du client-consommateur (contre la responsabilité de l’usager-citoyen).
La gratuité = la valeur débarrassée du prix
La portée de l’exigence de gratuité est considérable à condition de s’autoriser à réfuter la manière dont cet enjeu est trop souvent posé,par le petit bout du porte-monnaie(2). La gratuité, c’est (avant tout) la valeur débarrassée du prix, c’est une porte ouverte pour considérer autrement la valeur des rapports sociaux.
Gilles Alfonsi, 19 avril 2009
(1) Ne nous méprenons pas sur cette aimable accusation d’enfantillage : dans la bouche des adversaires de l’émancipation, elle va souvent avec l’accusation
beaucoup plus rude qu’une vision radicale de transformation de l’ordre social porterait en elle, par nature, des germes de totalitarisme.
(2) L’inlassable plaidoyer de Jean-Louis Sagot-Duvauroux en faveur de la gratuité constitue une source exaltante d’inspiration. On peut lire du philosophe
Emancipation, accessible par exemple sur notre site.
Cet article est l’une des contributions à un livre à paraître en mai 2009, Viv(r)e la gratuité, aux éditions Golias.