Ruptures générationnelles, contestations, arrachement : « Les Peter Pan de la République »
Par Abdelmajid Guelmami mardi 11 juillet 2006
S’agissant des ruptures générationnelles, un traitement analytique qui procède d’un décryptage de la littérature philosophique, religieuse et politique ou d’une description des expériences des mouvements sociaux actuels permet de braquer les phares sur le vécu, la perception et l’appréhension des générations de tous les temps. Mais, analyser les rapports générationnels, les ruptures, les solidarités exige de les saisir dans leur historicité dans les plis et les replis de l’évolution de la société, des individus et de l’Etat.
René Mouriaux évoque le « découpage des âges comme découpage social ». S’il est évident que le découpage des âges est un découpage social c’est bien dans le sens que le social est lui-même l’objet d’un découpage par l’âge. Si, par social, on désigne les forces sociales, le mouvement social, les acteurs sociaux, alors là aussi le social lui-même ne découpe rien du tout parce qu’il constitue l’extérieur de la sphère domestique où la question des âges trouve son origine.
Donc, le découpage des âges est un découpage politique. C’est-à-dire que le politique – dans le capitalisme avancé – projette les liens intergénérationnels propres à la sphère domestique sur la société tout entière. Entre les deux types de liens s’instaure une interaction qui commande l’évolution de l’existence individuelle et l’existence collective ou sociétale. Les rapports générationnels domestiques ou sociétaux représentent un substrat fondamental du fonctionnement de la société. Les crises ou les ruptures qui l’imprègnent sont des indicateurs avancés des grands bouleversements sociaux, mentaux et comportementaux à venir.
Les rapports générationnels
A regarder de près l’histoire de la France comme celle d’autres pays européens, l’on s’aperçoit en effet que le découpage des âges et les liens entre générations représentent un construit politique. Dans l’émergence de la société salariale, le marché capitaliste, la sphère domestique et les interventions de l’Etat ont joué conjointement un rôle déterminant. Si l’Etat a reconfiguré le système capitaliste en créant des marchés (marché mondial des esclaves, marché de l’argent) ou en régulant des marchés existants (marché du travail) ou en assurant l’extension d’autres marchés (débouchés coloniaux pour les marchés de biens et services) ou encore en leur conférant de nouvelles fonctions (épargne mariage, retraite, etc.), si donc l’Etat est devenu partie prenante du système capitaliste c’est parce qu’il s’est aussi substitué à la sphère domestique sur laquelle il a prélevé des ressources financières (revenus fiscaux) et des ressources humaines tant pour le marché (forces de travail) que pour les guerres impérialistes ou coloniales (mobilisation guerrière). Il se substitue en partie à la sphère domestique en tant que producteur global de la société à travers des normes sociales touchant à la vie des individus de la naissance à la mort. Ce fondement bio-politique de l’Etat s’accomplit à travers la tripartition des cycles de vie et la construction des âges et des rapports intergénérationnels qui s’inscrivent au coeur de la vie des individus, de la régénération des forces de travail et du renouvellement des populations.
La construction des âges
En conséquence, avec l’avènement de la société salariale, l’Etat a contribué de manière décisive à la reconstruction des âges et leurs articulations dans la société. Bien avant l’installation du rapport salarial comme rapport social dominant, l’Etat a développé un arsenal juridique et administratif pour réglementer le devoir parental, l’enfance, la liberté de circulation (lois sur le vagabondage), les « dépôts » des pauvres et des vieux. L’Etat social a construit les âges à travers l’invention de l’école publique (1871), la loi sur les accidents de travail (1898) et la retraite ouvrière et paysanne ROP (1910). L’école publique constitue la légitimation de la nouvelle socialité salariale par l’accès au savoir comme prélude à l’entrée dans le rapport salarial (aux deux bouts du rapport : salarié ou entrepreneur). Cette nouvelle institution est supposée concrétiser « l’égalité des chances » notamment entre hommes (à l’exclusion des femmes) comme principe régissant une prétendue juste compétition dans la course aux positionnements les plus favorables dans la hiérarchie salariale. La loi sur les ROP – institutionnalisant la sortie définitive du rapport salarial – venait légitimer l’inscription dans ce dernier comme horizon fiable et indépassable de l’existence humaine par le truchement de la promesse du repos mérité. La loi de 1898 représente la prise en compte publique de la gestion des forces de travail sur le cycle de vie de travail par la reconnaissance sociale de la perte de la force de travail physique pour ceux qui sont en âge de travailler. Quant aux prestations familiales, leur émergence dès la fin du dix-neuvième siècle et leur institutionnalisation dans les années trente du vingtième constituent la modalité d’intervention publique sur le renouvellement des forces productives humaines sur plusieurs générations. L’individu et son intégration en société se font sur la base d’un parcours des âges tout au long de la vie. La construction des âges en société est inséparable de la codification du nouveau rapport salarial et des mécanismes de transferts sociaux et des dépenses publiques sociales et des garanties sociales qui s’y attachent. D’où cette énorme machine de redistribution qui permet de faire exister ce parcours pour toutes les générations non pas seulement parce que ce parcours concerne tout le monde mais parce que c’est le seul vecteur d’une solvabilité éternelle de l’Etat.
Ce dernier, préoccupé qu’il était – pendant la révolution industrielle – de financer guerres et conquêtes coloniales avait impulsé l’épargne et la retraite par capitalisation (au profit des rentiers) pour créer un marché de l’endettement intérieur. Ainsi, l’Etat pouvait contracter éternellement des dettes et reporter les coûts de la construction sociale de génération en génération jusqu’à « la fin » des temps : l’Etat transcende l’histoire en introduisant l’interdépendance entre générations. En construisant la société par âge, l’Etat la remodèle à son image : à travers la gestion publique, la solvabilité de la société devenait inscrite dans les liens entre générations. Et ce n’est pas paradoxal que de dire que la mise en lien entre générations a suivi le chemin du découpage générationnel.
La séparation des âges
En même temps qu’ils construisent les liens entre les générations, les pouvoirs publics créent la séparation entre les générations par la spécialisation de chaque génération dans ses spécificités et dans le traitement différentiel de ses mêmes spécificités en tant que problèmes générationnels. Par exemple, on a vu se construire ou se développer – dans le cadre de cette spécialisation des âges – la mise en place de prestations spécifiques, d’équipements, de règles, de normes, de lois relatives aux différents âges de la vie : droit des enfants, puériculture, pédiatrie, psychologie de l’enfant, équipements collectifs et sociaux spécifiques pour ces derniers, normes de santé concernant la procréation, maternités, maisons de retraite médicalisées, gérontologie, prestations spéciales pour les personnes âgées, lieux de sociabilités et autres, etc. On a vu aussi se construire pour tout le monde, pour toutes les générations, les normes par âge d’hygiène publique et sociale ( vaccins, etc.). C’est dire que le traitement public différentiel de tous les âges de la vie était devenu la norme sociale de construction de la société et de la vie quotidienne des individus. Désormais, on n’est plus seulement des individus vivant en société mais des enfants, des adultes ou des personnes âgées, statuts auxquels sont attachés des droits, des devoirs, des valorisations et des minorations, des valeurs, des faveurs et même des épisodes de terreur (service militaire, guerres). Au lien politique horizontal de citoyenneté (ou d’exclusion politique de la citoyenneté) dans une démocratie délégataire vient se greffer un lien vertical bio-politique d’appartenance générationnelle qui disloque l’individu de son identité générique par des signifiants biologiques et financiers (finances sociales), l’assigne à une appartenance « chronologique » à la société et cloisonne ses vécus et ses espaces de vie dans l’ordre social.
Contestation ou rupture générationnelle ?
Partons de deux constat. Le premier constat : aujourd’hui, on sait que les transferts monétaires intergénérationnels privés – qui se font dans le champ familial – représentent 20 à 30 milliards d’euros. Ce sont des transferts privés descendants à l’inverse des transferts sociaux qui sont eux ascendants (les nouvelles générations financent la retraite des anciennes générations). Ils bénéficient donc aux jeunes (même à un âge avancé) auxquels les parents fournissent des aides dans le contexte général de précarisation sociale. Sans parler des transferts en nature ( travaux chez les enfants, garde des petits enfants, prise en charge de leurs vacances, etc.). Ce ne sont pas ces liens intergénérationnels privés qui sont contestés par les jeunes générations. Le deuxième constat : les liens intergénérationnels socialisés et à financement mutualisé – dont la retraite par répartition et les dépenses publiques sont les vecteurs – ne sont pas non plus dans le collimateur des jeunes dans cette période d’expansion du libéralisme économique. La rupture générationnelle n’est pas une rupture avec les générations antérieures mais une rupture avec la dislocation identitaire des individus et le cloisonnement de leurs vécus et espaces de vie qui sont le produit de la tripartition bio-politique des cycles de vie qui ne correspond plus aux exigences de la vie normale. Si nous voulons comprendre les ruptures générationnelles, il est nécessaire de repartir de cette question centrale de la construction des liens intergénérationnels par la séparation des âges. En effet, depuis le mouvement de mai 1968, l’histoire des mouvements sociaux est jalonnée d’expressions et de manifestations qui relèvent de la rupture générationnelle comme rejet du cloisonnement et de la spécialisation des cycles de vie et des âges. Mai 68 était-ce, pour le commun des acteurs (et des mortels), un rejet de l’ordre social, en l’occurrence un rejet de l’ordre social capitaliste, ou était-ce une contestation de l’ordre bio-politique qui n’a jamais saisi le sens de ce qu’elle entreprenait et pu le traduire en projet politique ? Le mouvement de libération des femmes – plus orienté vers le refus de la spécialisation procréatrice et la conquête de la liberté sexuelle, comme souveraineté sur son propre corps, que vers l’égalité hommes-femmes – en était révélateur. Il en allait également de l’accouchement sans douleur qui répondait au désir de se réapproprier son propre corps exproprié par les techniques médicales. Celles-ci devenaient une norme sociale de production de la vie. Il s’agit là d’un profond désir de liberté quitte à s’infliger à soi-même une insupportable torture et à sa progéniture souffrances et handicaps dans l’acte même par lequel on fait don de la vie en risquant la sienne propre. On peut prendre d’autres exemples de contestation de la séparation des âges dans le domaine de l’emploi et des rémunérations. Le souvenir de la révolte des jeunes en 1994 contre le fameux CIP (contrat d’insertion professionnelle) reste gravé dans la mémoire populaire. A juste titre, les jeunes ont perçu le CIP comme un « Smic-jeune » : un Smic de séparation des âges. Cette révolte a contribué à l’échec du candidat Edouard Balladur aux présidentielles appuyé par son Ministre du budget Nicolas Sarkozy. A contrario, la revendication d’une all
ocation d’autonomie est éclairante à cet égard. Les jeunes montrent leur attachement à cette revendication spécifique. Car justement ce qu’ils refusent ce n’est pas leur spécificité d’être des jeunes. « Etre jeune » n’est dans ce cas d’espèce qu’une condition d’attribution. L’allocation d’autonomie leur permet, parce que jeunes, de ne plus vivre dans la dépendance qui est caractéristique du fait d’être jeune dans les conditions de la tripartition des cycles de vie. Néanmoins, les jeunes sont dans une situation équivoque. D’un côté, ils bénéficient de droits dans le cadre de la tripartition des cycles de vie (bourses d’études, gratuités, etc.). De l’autre côté, ils veulent s’émanciper de cette tripartition qui les assigne justement à ces mêmes droits construits dans le cloisonnement.
De la reconstruction intergénérationnelle
La mobilisation récente de 2006 contre le CPE (Contrat Première Embauche) va au-delà du rejet de la séparation des âges : vecteur de la révolte contre le Smic-jeunes 1994. D’abord, ils se révoltent contre le CPE non pas en raison du ciblage particulier de l’accès à l’emploi en "leur faveur" mais parce qu’ils rejettent le principe même de l’insertion différentielle et ségrégative dans les relations professionnelles. C’est un ferme refus de la spécialisation par âge du rapport salarial. Sur ce point, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que le mouvement a mis le doigt sur le fait que le libéralisme est un pourvoyeur naturel de discriminations de tous ordres. Ensuite, ce qu’ils refusent c’est d’être – parce que jeunes – traités de manière inégalitaire au moment même où ils ont commencé à s’identifier à tous les jeunes discriminés des quartiers populaires après l’agression du ministre de l’intérieur (racailles, kärcher, etc.) et la révolte des « banlieues ». Enfin, le mouvement anti-CPE commence à combiner un double rapprochement au sein de la jeunesse du pays qui submerge une ligne de fracture ethnique et « raciale » au traçage de laquelle oeuvrent – de manière objectivement complémentaire – un grand nombre de protagonistes : fascistes, xénophobes, racistes, islamophobes, sionistes racistes se réclamant d’une « civilisation judéo-chrétienne » supérieure mais aussi – sans mettre leurs intentions sur le même plan – intégrationnistes républicains, colporteurs d’une conception étriquée de la laïcité et séparatistes ethno-politiques de « dominés » et de « descendants de colonisés ». Le premier rapprochement s’effectue au niveau de l’expérience sociale. Tous les jeunes se sont confrontés à la réalité de l’injustice et de la discrimination à laquelle n’étaient jusqu’alors exposés que les jeunes de conditions différentes résidant pour la plupart dans les quartiers populaires ou les espaces urbains ghettos. Avec la mobilisation anti-CPE, la ségrégation et les discriminations liées à l’emploi cessent d’être perçues comme une menace spécifique pesant uniquement sur les arabes, les musulmans, les noirs et autres minorités. En effet, cette menace est le mode bio-politique de gestion des forces de travail propre au libéralisme conquérant qui n’épargnera aucune frange de la jeunesse. Gestion ségrégative typique de la spécialisation des âges dans le cadre de la tripartition des cycles de vie des individus. Le second rapprochement se situe sur le champ de la contestation elle même. Si le mouvement anti-CPE a enregistré un succès considérable c’est justement en raison de sa capacité à mobiliser en franchissant les lignes de fracture entre générations, appartenances syndicales, adhésions politiques, identités culturelles, origines sociales et territoriales, etc. C’est un mouvement social sans équivalent en terme de participation politique dense et intense des jeunes des banlieues et des quartiers populaires qui ont occupé une grande place au niveau de l’animation de ce mouvement dans les universités et les lycées. Jamais un mouvement n’a exprimé à ce point la diversité de la société française depuis la marche de l’égalité. Ce mouvement représente un démenti cinglant aux hystéries séparatistes ethno-politiques qui appellent les jeunes arabes, musulmans et noirs à s’enfermer dans un apartheid choisi en assimilant frauduleusement le présent de ces jeunes au passé de leurs parents. Le passé colonial est le seul avenir dans lequel les séparatistes veulent voir ces jeunes se projeter. Le mouvement anti-CPE inaugure une reconstruction intergénérationnelle des aspirations, des projets de société et des mobilisations. Il s’agit d’une nouvelle politisation qui annonce une rupture avec la spécialisation des luttes, le cloisonnement des âges, des populations et des revendications. Cette rupture exige un travail intellectuel et politique pour s’ancrer durablement dans les traditions du mouvement social ; un mouvement social pour toutes et tous pour un peuple à venir – pour l’avenir de tout un peuple.
Les Peter Pan de la République
Il n’est pas possible d’aborder la question des ruptures générationnelles sans s’attarder sur les grandes ruptures de la vie. La guerre est un épisode de rupture radicale physique et mentale des liens entre générations. C’est la rupture bio-politique par excellence. Souvent, elle ne se contente pas d’opérer des ruptures entre générations par la mise à l’écart des jeunes générations dans le processus de mobilisation guerrière. Elle fait disparaître de la surface de la terre des générations entières et traumatiser d’autres en rompant non seulement les liens entre générations mais de surcroît le renouvellement même des générations et la régénération de la communauté. A notre époque et encore sous nos yeux, la guerre américaine contre la société Irakienne, qui dure depuis bientôt seize ans, est une illustration vivante de ce qu’est une guerre de destruction d’un peuple amputant la pyramide des âges génération après génération. La colonisation est également un processus continu de rupture radicale des liens entre générations le plus souvent de manière irréversible. Des indiens d’Amérique, aux aborigènes, des peuples océaniens à l’Afrique et l’Asie, de l’Afrique du Sud à la Palestine, l’histoire a été té
;moin de l’énormité de la dévastation de peuples entiers, de leurs territoires et de leurs mémoires. D’abord, la colonisation survient par la mise en oeuvre, à l’instar de la guerre, de propriétés bio-politiques de rupture physique générationnelle ( conquête et pacification, extermination). Ensuite, elle s’installe par la destruction de l’ordre social existant ou son remodelage violent pour domestiquer le reste des survivants en les réinjectant dans de nouvelles configurations "sociales" et "humaines". Enfin, elle se pérennise en arrachant les corps au territoire, les identités à leurs appartenances et le fond socioculturel à son histoire. Coloniser c’est également tailler sans merci dans la pyramide des âges. Chez les palestiniens, il n’ y a plus aujourd’hui que des vieux et des enfants ! Les générations intermédiaires disparaissent : défenseurs des villes palestiniennes mises à sac par l’armée israélienne (Jénine, Tulkarem, Kalkiliya, etc.), victimes des attentats par missiles, disparus aux check-points, reclus des camps de prisonniers israéliens en attente de procès depuis l’enfance, déportés par dizaines tous les jours hors des frontières, les palestiniens empêchés de revenir chez après un séjour à l’étranger, les femmes enceintes, les blessés qui n’arrivent jamais aux hôpitaux, etc. La dictature est un autre vecteur puissant de ruptures générationnelles. Plus les dictatures sont féroces, plus les ruptures générationnelles physiques et mentales sont profondes. Les effets des dictatures sur les liens entre générations sont particuliers. En plus des dégâts physiques et mentaux sur les populations, la dictature génère par surcroît de profondes ruptures politiques. La dictature – qui est par définition la négation politique y compris physique de l’autre – fait disparaître des générations d’acteurs politiques et pour ainsi dire des maillons dans la chaîne de transmission des discours, des représentations, des expériences politiques et sociales. L’écroulement des dictatures fait toujours place à une panique identitaire en raison de la dislocation des liens, à une concurrence entre discours auparavant brimés et à des tentatives de retissage des liens rompus entre nouvelles et anciennes générations. La libération politique est fondamentale pour le dialogue entre générations. Autre vecteur de rupture entre générations l’émigration et l’immigration. Abdelmalek Sayed construit le concept de double absence pour rendre compte de la spécificité de la vie des immigrés : absence au lieu d’origine et absence au lieu d’arrivée. Le paradoxe de l’immigré, dit-il, c’est « ne pas être totalement présent là où on est présent, ce qui revient à être absent en dépit de la présence (…) à être absent (partiellement) même présent et même là où on est présent ». S’agissant des rapports générationnels, les jeunes issus de l’immigration (cette fois-ci) souffrent d’une triple absence. Quel que soit le rang des générations successives, les descendants d’immigrés vivent dans une triple absence (ou tension) générationnelle vis-à-vis – par ordre de gravité – des générations d’adultes du pays d’accueil (et les pouvoirs publiques et les politiques), de la génération à laquelle ils sont censés appartenir (les jeunes), de la génération de leurs propres parents. Globalement, les générations adultes du pays d’accueil (et les pouvoirs publiques et les politiques) ne leur reconnaissent pas une quelconque appartenance pleine et entière aux nouvelles générations du pays en tant que dépositaires naturels de l’avenir de la société. Ces adultes et ces pouvoirs cultivent ainsi la figure paradoxale des jeunes éternellement jeunes. Quand ils parlent des jeunes des « banlieues », ils les désignent paradoxalement comme des jeunes faussement jeunes qu’il faudrait traiter impitoyablement au titre d’adultes par la répression et, à la fois, comme des jeunes faussement adultes car irresponsables dont le traitement exige d’en référer à leurs parents. Ces mêmes parents d’enfants arabes et musulmans sont aussi représentés comme de faux adultes qu’il faudrait responsabiliser par la menace de la sanction : suppression ou mise sous tutelle des prestations familiales. Pour ces pouvoirs publiques, ce sont les parents qui sont les vrais enfants. Puisque les enfants sont de faux enfants, ils ne sont alors les enfants de personne et encore moins les enfants de la République. Ils peuvent mourir et leur mort n’émeut point les âmes « habituellement » hypersensibles qui président aux destins de la République. Ils ne sont que les Peter Pan de la République. De ce fait, dans la perception des pouvoirs publics, ces Peter Pan (comme leurs parents) sont placés en dehors de tout rapport générationnel. Cette République leur délivre un terrible message : « vous n’appartenez pas aux nouvelles générations car vous êtes éternellement jeunes. Mais on ne sait pas si vous êtes jeunes ou si vous êtes vraiment adultes. On ne sait pas sur quelle base bio-politique vous traiter. Comme adultes ou comme jeunes. Si vous n’appartenez à aucune génération, vous n’appartenez tout simplement pas à ce pays ». Quant à la génération à laquelle ces jeunes Peter Pan sont censés appartenir (à savoir les nouvelles générations), elle leur refuse encore largement le partage d’un même avenir. Ils sont perçus à travers les images produites par les médias, les campagnes politiques racistes et la chasse à l’homme (arabe) orchestrée par un "féminisme" mercenaire de décimation ethnique et culturelle comme une jeunesse à éradiquer et faire disparaître à jamais et sans regret. La génération de leurs parents a du mal à leur reconnaître un statut de continuateur authentique renouvelant leurs appartenances culturelles et identitaires. L’enracinement de leurs enfants avec des identités particulièrement enrichies est vécue comme un arrachement générationnel des enfants à leurs propres parents. C’est pourquoi les enfants reconstruisent un rapport intergénérationnel avec la génération de leurs parents en réinterprètent avec modernité et authenticité leurs appartenances culturelles et identitaires comme mode particulier d’appartenance à la société dans laquelle ils vivent. Car la seule existence à laquelle ils accèdent c’est celle qu’ils peuvent s’attribuer à eux-mêmes de leur propre chef. " C’est à prendre ou à laisser " tel est le message que cette jeunesse adresse à la société.
* I
ntervention de l’auteur au séminaire « Rupture Générationnelles » de l’Observatoire des Mouvements de la Société (OMOS) en février 2006. Abdelmajid Guelmami mercredi 12 juillet 2006