Le 13 mai dernier, Dominique Strauss-Kahn affirmait que la victoire du « oui » serait « celle du réformisme contre la radicalité ». Quelque temps auparavant, le 2 décembre 2004, Jean-Christophe Cambadélis commentait le vote des militants socialistes en faveur du « oui » pour y voir une « victoire historique ». Le PS, expliquait-il alors, « a fait un pas décisif vers la culture du compromis et un pas de moins dans la culture de la délimitation radicale ». Les deux dirigeants socialistes avaient fort bien perçu l’enjeu de la controverse référendaire pour la gauche. L’issue seule leur a échappé.
L’évolution du Parti socialiste depuis une vingtaine d’années s’est inscrite dans une conviction : l’échec du soviétisme et le recul généralisé de l’État providence découragent toute conception de la rupture, brutale ou graduelle, avec le capitalisme. Son horizon étant indépassable, il faut s’en accommoder. Jusqu’aux années soixante-dix, la social-démocratie s’était plus ou moins inscrite dans la perspective lointaine d’une société transformée ; le social-libéralisme, lui, ne se fixe plus pour objectif que de tempérer les excès de la mise en concurrence. Au mieux, l’économie sociale de marché ; au pire, l’ordre social et sécuritaire encadrant le marché. Pour l’instant, nous ne connaissons que le pire – le blairisme, par exemple.
Le parti pris social-libéral s’est heurté aux faits. Les politiques qu’il a conduites un peu partout en Europe ont découragé l’espérance sociale sans atténuer sensiblement les désastres de la mondialisation. Par ailleurs, après la longue atonie des années quatre-vingt, la combativité sociale s’est réveillée, avec la poussée du mouvement dit « social », puis avec l’altermondialisme. L’idée selon laquelle la gauche majoritaire ne peut être qu’une gauche renonçant à toute rupture a pris du plomb dans l’aile. De cela, la douche froide du 21 avril 2002 a été la première expression politique ; le « non » de gauche du 29 mai en a été la confirmation positive.
Dans le Nouvel Observateur du 19 mai dernier, Jean Daniel s’étonnait de ce que, seize ans après la chute du mur de Berlin, « il nous faut maintenant composer à nouveau avec le vieil utopisme ». Je respecte sa sincérité, mais je ne comprends pas sa surprise. L’expérience du soviétisme a précipité l’obsolescence des conceptions anciennes de la transformation sociale ; elle n’a pas invalidé la nécessité même de cette transformation. Le dépassement du capitalisme ne sera pas tel qu’on le rêvait naguère ; le désir de justice n’en rend pas moins nécessaire le refus d’une adaptation à ses normes. À économie de marché, société de marché : telle est la réalité, nue et cruelle.
De ce fait, Strauss-Kahn et Cambadélis ont raison sur un point : la gauche est structurellement polarisée. Ce qui la fonde dans son ensemble, c’est la double quête de l’égalité et de la liberté, mais il est normal que cette quête suscite deux grands types d’attitudes. Ou bien on considère que le capitalisme est indépassable et qu’il n’y a pas d’autre solution que de s’en accommoder pour l’aménager à ses marges ; ou bien on estime que l’égalité n’est possible que si l’on conteste sur le fond la logique inégalitaire de la « concurrence libre et non faussée ». Il y a donc bien deux pôles. Je ne dis pas deux gauches, deux camps, deux blocs, mais deux pôles, deux forces d’agrégation : on est attiré plutôt par la première hypothèse ou plutôt par la seconde. La première a porté l’action sociale-démocrate ; la seconde a nourri les cultures de la radicalité, dont le communisme a été, en France et au XXe siècle, l’expression politique majeure. La gauche ne peut vaincre que rassemblée : c’est la raison pour laquelle je n’aime pas la rhétorique des « deux gauches ». Mais il n’est pas indifférent de savoir qui, à gauche, donne le ton : esprit d’adaptation ou esprit de subversion ; rassemblement pour une simple alternance de gouvernement ou pour une alternative franche. Des années trente aux années soixante-dix, c’est l’esprit de transformation sociale qui a dominé toute la gauche. Au début des années quatre-vingt, la tendance sinversée : la logique d’accommodement a pris le dessus ; un socialisme plus ou moins social-libéralisé est devenu hégémonique à gauche.
Le « oui » proposait d’agréger la gauche dans l’acceptation du libre jeu de la concurrence ; le « non » se refusait à la laisser faire. Qu’il l’ait emporté en dit long sur le nouveau champ des possibles. Le temps est sans doute venu d’ouvrir une nouvelle phase, permettant à la gauche de renouer avec ce que Jean Daniel appelle la « vieille utopie » et que je tiens au contraire pour le seul réalisme possible : celui d’une radicalité transformatrice. L’esprit d’adaptation a reculé : c’est bien. Mais l’esprit d’alternative ne l’emportera durablement et ne marquera toute la gauche qu’à deux conditions.
1. La première est qu’il soit capable de formaliser, de façon cohérente et visible, ce que le mouvement critique nourrit depuis dix ans : un projet social de transformation, antilibéral dans ses logiques et concevable à toutes les échelles de territoire, du local au planétaire. Les grandes lignes de ce projet se dessinent déjà : une architecture solide des droits collectifs et individuels et un secteur public démocratisé et modernisé comme pivots d’un nouveau modèle de développement, économe et efficace ; une réévaluation de la volonté politique et le retour d’une régulation publique repensée ; la maîtrise démocratique d’un crédit, d’un système bancaire et d’une fiscalité réorientés dans leurs objectifs et leurs structures ; la refonte des institutions, sous l’égide de la souveraineté populaire, par la double impulsion d’une relance de la démocratie représentative et d’une percée de la démocratie participative. Ces lignes, en rompant avec la dictature des marchés financiers, ouvriraient enfin la piste d’un développement humain, solidaire et durable, à rebours des tentations de l’argent facile et du productivisme. Elles doivent être collectivement débattues, complétées, affinées, précisées, concrétisées. C’est difficile ? Sans doute, car les points de vue ne sont pas les mêmes. Les communistes irriguent leurs propositions d’une conception de la transformation sociale qu’ils tirent à la fois de leur expérience des luttes et des leçons qu’ils ont tirées de la méthode soviétique. D’autres le font à partir de présupposés différents, d’autres manières de se représenter la rupture avec l’ordre capitaliste existant. Les désaccords, même, ne manquent pas. Mais l’expérience du référendum est là : quand la volonté politique existe pour le faire, il est possible de formuler des propositions alternatives suffisamment communes et fortes pour rivaliser avec les projets de soumission à l’ordre des choses installé.
2. La deuxième condition est plus proprement politique : les forces attachées à une alternative vraie doivent apprendre à converger. Le temps n’est plus où un seul parti pouvait exprimer à lui seul l’essentiel du désir de changement radical. Il en est de l’alternative comme de la gauche tout ent
ière : elle est diverse et rien ne serait pire que de faire comme si elle ne l’était pas. Les formules de rassemblement artificiel, les formes figées tendant à l’unique au mépris de la pluralité n’ont aucune chance d’advenir et de triompher. Mais l’éparpillement laisse le champ libre à l’esprit d’adaptation, à l’hégémonie sociale-libérale. Il faut donc, du côté de la gauche antilibérale, se rassembler : formuler ensemble des projets et les porter ensemble, jusqu’aux institutions. Ne pas s’en tenir à l’incantation, à la posture de témoignage, mais aspirer à devenir l’axe de nouvelles majorités… S’arc-bouter sur la perspective d’une politique qui rompt avec les choix dominants à gauche depuis plus de vingt ans, mais ne pas renoncer à l’idée que ce choix de rupture puisse désormais l’emporter à gauche et gagner aux élections… Converger, tout en respectant la diversité de celles et ceux qui convergent : là encore, c’est sans doute difficile. Mais qu’est-ce qui a fait le succès de la campagne du « non » de gauche ? Le fait qu’elle a permis de conjuguer la spécificité des apports et la mise en commun ; et le fait qu’elle a vu travailler ensemble, autour d’un objet ouvertement politique, des individus et des forces engagés par ailleurs sur des terrains différents, associatif, syndical ou partisan. Le camp du « non » de gauche n’a été ni un parti unique, ni un simple cartel, ni une agrégation informelle de forces désunies.
Le PCF a été utile en étant à la fois lui-même et participant d’un vaste mouvement convergent. Il sera utile et il pourra être reconnu s’il poursuit dans le même état d’esprit. Jouer son rôle spécifique, sans se penser comme une avant-garde… En procédant ainsi, il s’inscrit dans le meilleur de son histoire. Et il tisse sa novation communiste, sans se replier sur lui-même, en s’ouvrant sur les autres.
Par Roger Martelli,
membre du Conseil national du PCF, directeur du mensuel Regards
Tribune dans l’Humanité du 1er juillet 2005