Dans le dernier numéro de la revue de l’Observatoire des mouvements de la société, consacré au thème " Représentations mentales et médias ", vous signez un article intitulé " Sur la décisive bataille de la représentation ". Chaque mot de cette phrase fait sens et l’on a d’abord envie de vous demander pourquoi, pour qui s’inscrit l’impératif, l’urgence que vous évoquez de prendre (ou reprendre) la mesure du rôle des médias dans notre société ?
Lucien Sève. Je précise que, ne pouvant être présent lors de la journée d’étude de l’Observatoire des mouvements de la société, j’y ai contribué par une note écrite. Écrite au fil de la frappe, et en toute conscience de n’avoir pas de compétence particulière sur le sujet. Ce qui m’a décidé quand même à cette improvisation risquée, c’est l’acuité d’une contradiction dont le dépassement appelle à mes yeux tous les efforts, même maladroits – j’ai esquissé ce thème dans mon livre Commencer par les fins, et j’y tiens. Pour qui se propose de " transformer le monde ", la question de sa représentation est plus que jamais décisive ; or ce que nous faisons – en disant " nous ", j’ai ici en vue tous ceux, dans leur diversité, qui pensent et agissent pour cette transformation -, ce que nous faisons pour mettre en critique publique les représentations " immensément dominantes ", comme disait Lucien Bonnafé, m’apparaît – suis-je excessif ? -, très loin du compte. Carence d’intervention d’autant plus difficile à admettre que se fait beaucoup de travail, notamment sociologique, sur les représentations et les médias. C’est cette situation quelque peu obsédante qui m’a poussé à dire mon mot, en souhaitant qu’avec celui des autres participants il contribue à construire le début d’une phrase.
Je donne un exemple de ce qui attise ma vivacité de réaction. Étant, comme beaucoup, très attaché à l’existence d’une télévision publique, donc attentif à la manière dont elle s’acquitte de son mandat, je m’astreins à suivre autant que possible le journal de la 2 à treize et à vingt heures. Pour la sorte nombreuse de téléspectateurs à laquelle j’appartiens – disons : la gauche de la gauche -, cela revient à s’infliger quelque chose qui se situe souvent au-delà de la limite du respirable, tant ce à quoi nous tenons est ici pour une grande part et de façon chronique bafoué ou agressé. Par là cette chaîne publique, financée en partie par l’ensemble des citoyens, viole sans complexe un point crucial de déontologie : un enseignant qui dans sa classe se comporterait de façon systématique avec une partialité comparable sur des sujets aussi brûlants serait rappelé à l’ordre sur légitime plainte des familles.
Journal télévisé insupportable parce que partial, dites-vous. L’agression, ce serait d’abord une manière de traiter ou, plus exactement, de maltraiter le (la) politique ?
Lucien Sève. Sous des apparences parfois anodines, les choses vont au-delà même de la partialité du contenu. Il y aurait un livre à écrire rien que sur les formes que prend cette information politique : renfermée dans l’acception la plus bornée du politique, celle même qui est en crise ; triée et hiérarchisée selon des critères tenus dans l’ombre mais qui crèvent les yeux ; mise en mots de façon manipulatrice (ainsi un mouvement revendicatif ressortit aujourd’hui à la " grogne ") ; souvent concassée à un point absurde et parsemée dans un patchwork de faits divers principalement accablants, de sujets magazine d’une futilité parfois confondante, le sens de ce salmigondis à bien se mettre dans la tête étant dégagé en cas de besoin par l’interview choisie ou le commentaire inspiré… Conception délibérée – la même que celle des chaînes privées – et hautement délétère. Donc une bataille à mener vraiment en grand. Comment pouvons-nous ne pas faire davantage pour la mener ?
Bataille et représentation : vous liez les deux. N’est-ce pas courir le risque de réduire les spécificités des idées et des images à des procédures – soient-elles militantes ? Qu’est-ce qui fait finalement la particularité de la représentation médiatique par rapport à d’autres occurrences de l’idéologie ?
Lucien Sève. Il faut bien s’entendre sur ce qu’on appelle représentation. L’apport de Marx est ici crucial : les représentations sociales ne se réduisent pas du tout aux vues des individus, aux images médiatiques ni même aux idéologies élaborées. Elles sont à la base, comme le montre on ne peut mieux la thèse d’Isabelle Garo (1), des effets non de surface mais de structure d’un mode de production donné. Ce sont des apparences objectives (un peu comme les mirages dans l’ordre physique) sous-tendant nos constructions mentales subjectives. Par dessous notre vision des choses sociales, il y a la façon dont ces choses se donnent elles-mêmes à voir, en raison des rapports qui les produisent. Dans le capitalisme, le salaire a toutes les apparences de payer entièrement le travail fourni : l’extorsion de plus-value en devient invisible, et l’économie politique bourgeoise comme la conscience sociale commune restent captives d’une évidence illusoire, qui ne fait pas qu’abuser mais contribue fortement à la reproduction des rapports existants. Penser les représentations sociales à la lumière du matérialisme historique est donc de première importance pour ce qu’on appelle la " lutte idéologique ". On comprend mieux pourquoi on n’a aucune chance de venir à bout des représentations dominantes – du néolibéralisme au sexisme – en les traitant comme des préjugés que la propagation de la vérité suffirait à dissiper : malgré sa vérité scientifique, l’héliocentrisme ne nous empêche pas de continuer à voir tourner le Soleil. L’idéologie, au sens où elle est le fait de la conscience mystifiée, est ainsi tissée d’images perçues mais non comprises. N’est-ce pas là le matériau de base de l’information politique dont je parlais ? Le rôle maléfique que jouent trop souvent les médias, et qui est leur apport propre, c’est de donner aux apparences sociales trompeuses, aux idéologies mystificatrices qui les systématisent, le faux-semblant supplémentaire d’être des vérités de fait – l’image télévisuelle, ou au contraire l’absence d’image, est ici décisive – quand ils pourraient, quand ils devraient nous fournir des éléments essentiels pour leur démontage critique. Là est leur lourde responsabilité. Détromper quant à la réalité sociale ne sera jamais simple. Mais les mêmes contradictions qui génèrent les illusions objectives les mettent aussi à mal dans les situations de crise, où l’apparence ordinaire se déchire pour un temps. Ainsi le licenciement boursier, qui scandalise à si juste titre tous ceux que la vison capitaliste des choses n’a pas complètement drogués, rend visible que ce qui fait courir le capital n’est pas du tout la production de biens utiles, contrairement à l’apparence ordinaire, mais la maximisation éperdue du taux de profit. Ce sont là des moments clés pour la bataille de la représentation. Où ce qui importe est de ne pas se laisser enfermer dans la dénonciation indignée, mais de déconstruire avec soin l’apparence qui vient de se dévoiler pour reconstruire intelligiblement le processus réel, et du même mouvement d’engager l’action visant à le transformer à partir des points faibles révélés. Bataille de pensée et de réalité ensemble : on ne détrompe jamais vraiment sans changer les choses qui trompent.
On comprend ce que vous entendez par " bataille ", et son pourquoi – le paraître médiatique. Mais en quel sens ce combat est-il " décisif " ?
Lucien Sève. J’entends par décisif ce qui, sans être fondamental, n’est pas moins susceptible de faire la décision à un niveau et à un moment donnés. Or la décision politique se joue bien plus encore qu’hier au niveau des représentations. De sorte qu’il n’y a pas de prise d’initiative et de responsabilité pertinente sans prise de conscience démystifiante – et réciproquement. Bien des gens croient par exemple que ce qui finance les retraites est non pas le travail présent des actifs mais le capital anciennement constitué par les cotisations. Les voilà donc résignés d’avance à l’idée que la seule solution de ce problème, qu’on ne cesse de nous présenter en termes purement démographiques, serait de capitaliser davantage tout en touchant moins, sans rien voir du rôle déterminant qu’ont en réalité les niveaux de l’emploi, des salaires, de la productivité réelle du travail. Cette cécité désarmante traduit une illusion bien plus redoutable encore : ce qui crée la richesse sociale, ce serait non pas le travail mais l’argent – illusion nourrie par l’omniprésence du capital porteur d’intérêts, où se trouve poussé à son comble le fétichisme de la marchandise. La croyance répandue à cette absurdité représente un recul désastreux de la culture publique, lié à cette défaite historique qu’a été la déconstruction de la classe ouvrière par le capital. Aujourd’hui, l’anthropologie scientifique elle-même, à grand renfort de recherches sur les singes, répand cette fable que le " propre de l’homme " résiderait dans le seul langage, nul rôle n’étant reconnu au travail… C’est dire l’ampleur des batailles de la représentation à mener.
Vous dites à ce propos, c’est l’un des axes de votre réflexion, que les communistes, voire plus généralement les combattants de l’émancipation humaine, ont désastreusement confondu intervention politique et dénonciation des contenus de représentation dominants ?
Lucien Sève. Personne n’a qualité pour donner des leçons, mais les communistes, quant à eux, ne doivent pas oublier, ou doivent apprendre, qu’ils en ont reçu de rudes en la matière. Militant du PCF, j’ai été marqué par notre si malencontreuse campagne sur le thème " Libérez l’information ! ", au tournant des années 1970 et 1980. Dans le contexte d’une lutte politique acharnée pour ou contre un tournant vraiment à gauche de la France, les médias chargeaient à fond les communistes, et sans se montrer regardants sur les moyens. À quoi nous avons réagi en chargeant à fond les médias… J’ai de vifs souvenirs de congrès du PCF où étaient hués en bloc les journalistes qui y assistaient, comme si l’anticommunisme ne venait pas de bien plus profond qu’eux. S’exprimait là, en fait, une vraie retombée en deçà de la conception marxienne de la représentation, vers l’illusion idéaliste que l’idéologie serait purement fabriquée par l’adversaire de classe. Je n’absous rien de comportements médiatiques indéfendables à notre égard. Je dis seulement que, dans ces circonstances de crise, il aurait fallu savoir calmement montrer quelle réalité politique effective, puissamment déformée par une conjoncture de classe et son extrême tension dont nous ne pouvions être nous-mêmes indemnes, trahissait cette véhémence anticommuniste, fantasmagorie emprisonnant la conscience de la plupart des journalistes. Au lieu de quoi notre campagne étroitement ciblée sur les médias revenait à prendre tous les journalistes pour des gens percevant la réalité comme nous mais mentant sur ordre par intérêt – attitude désastreuse à leur égard, et qui a laissé des traces. La faute est lourde de n’être jamais revenus de façon publiquement critique sur cette campagne. De tels silences se paient cher : une autocritique évitée, c’est toujours tôt ou tard une carence inévitable. J’ai tendance à penser que c’est faute d’avoir tiré au clair cette question de fond qu’aujourd’hui encore nous, communistes – mais nous ne sommes pas les seuls -, ne savons pas bien comment engager en grand l’essentielle bataille de la représentation, incluant sans s’y réduire la question brûlante des médias.
Vous notez aussi l’urgence d’une réflexion sur les contenus de la publicité. Pourquoi le philosophe devrait-il particulièrement interroger ces formes-là de représentation ? D’aucuns assurent que la publicité est " accomplissement " de la philosophie (2). Pour vous, elle est le symptôme, sinon l’archétype, du pouvoir ?
Lucien Sève. La publicité – je dis là une chose banale – fait bien plus qu’utiliser du dehors des médias comme la télévision : elle tend à les coloniser du dedans. De façon générale, si le capital investit à l’échelle mondiale des sommes colossales dans la publicité – mille milliards de dollars par an, sauf erreur, une somme comparable au total des budgets militaires -, la raison va bien au-delà de la concurrence entre firmes : est en jeu la maximisation du taux de profit pour l’ensemble des marques. Alors que l’activité marchande classique adaptait l’offre à la demande solvable, la publicité du capital financiarisé s’efforce de plus en plus d’adapter la demande à l’offre rentable. Le fameux " Parce que je le vaux bien ! " pourrait être la devise de cette formidable inversion des rapports entre personne et chose, perspicacement saisie par Marx comme essentielle au capitalisme (sans oublier la réciproque : nous disons bien la marchandisation universelle de l’humain, mais montrons-nous assez l’autre face de la même médaille, la personnification universelle du capital, qui égare tant de consciences ?). Et n’est-ce pas justement cette logique qui s’empare de toute la prestation médiatique cancérisée par la pub en liant comme jamais représentation mystifiée et incitation mystifiante ? Le discours audiovisuel, avec son éthique démocratique minimale, glisse sans cesse sous son faire-savoir un faire-vouloir implicite et d’autant plus suggestif. Délinquance ? Votez sécuritaire. Retraites ? Choisissez les fonds de pension et les crans de ceinture. Guerre d’Irak ? Bush a gagné, acceptons d’être " punis " et de " payer " pour avoir choisi la paix et le droit international… Nous n’aurons pas de chaînes publiques au discours désaliéné et désaliénant sans leur assurer un mode de financement qui les émancipe entièrement des logiques pourries induites par la publicité.
Dès lors que ce faire-vouloir se substitue au faire-savoir, il y a, dites-vous, dissimulation de la composition économique du message. Mais ce message épuise-t-il toutes les dimensions de la publicité, notamment son effet esthétique ? Comme sujet de création, objet d’humour, ne concourt-elle pas à une certaine critique de notre société ?
Lucien Sève. Compte tenu du nombre de créatifs talentueux et cher payés qui ouvrent pour les annonceurs, il va de soi que les spots publicitaires peuvent faire montre d’imagination, voire d’humour ou de poésie. Le contraste n’en est que plus poignant entre cette débauche de créativité et le caractère en général dérisoire, parfois pire, de son objet. Est-ce vraiment une chose normale que tant de milliards aillent sans notre aveu à une activité aussi stérile au lieu d’alimenter la recherche scientifique, la création artistique, l’invention sociale, où les talents seraient tellement mieux employés ? J’
avoue que le fantastique gâchis de ressources qu’est en soi la pub me gâche d’avance son éventuel humour, et sa rare poésie parvient mal à me faire oublier la brutalité des appétits qu’elle sert. Mais il y a bien davantage. Ce que l’envahissement sans frein de la publicité opère sous ses dehors ludiques ne porte pas à l’insouciance. Pour régir nos achats, elle ne tend à rien de moins qu’à nous régir nous-mêmes. Dans son roman 99 francs, l’ex-publicitaire Frédéric Beigbeder, évoquant la formule connue des tortionnaires : " Nous avons les moyens de vous faire parler ", montre comment celle de la publicité, sans violence apparente, en est en fait toute proche : " Nous avons les moyens de vous faire vouloir ". Une analyse serrée de ses formes et contenus révélerait quelles drogues psychiques nous sont administrées jour après jour. Je pense qu’on y trouverait, à la rubrique des hautes doses, l’asservissement général des goûts à des modèles plus ou moins absurdes dits " tendance ", la jobardise à accepter les pires niaiseries, la pornographication, si je puis inventer ce terme, des rapports humains, récemment des formes rampantes de sadisme social extrêmement préoccupantes. Ici aussi je nous voudrais beaucoup plus réactifs.
Précisément, pour le téléspectateur livré à la solitude du petit écran, mais s’efforçant néanmoins de distinguer le faire-vouloir du faire-savoir, comment s’orienter ? Que peut-il faire ?
Lucien Sève. Il y a des gens bien plus qualifiés que moi pour répondre, et on est heureux d’apprendre d’eux lorsque l’Humanité leur donne la parole. Quant à moi, je dirai seulement à quoi je rêve, dans l’optique communiste qui est la mienne. Mais, pour me faire comprendre, je dois préciser d’abord où réside à mon sens la difficulté principale.
Ce qu’on appelle " le quatrième pouvoir " s’est formé, pour autant que je sache, à travers un mixte d’autonomie – la fameuse indépendance de la presse, que notre vision fantasmée de naguère méconnaissait alors qu’elle garde une certaine réalité – et d’hétéronomie : la dépendance originelle envers l’argent, énormément accrue avec la formation d’empires médiatiques. Le résultat est que jamais ne s’est formé de contrôle démocratique d’un tel pouvoir : rien d’équivalent au suffrage universel et à l’activité parlementaire dans la vie politique, à l’élection des juges et au jury populaire en matière de justice, au droit prud’homal et à l’activité syndicale face au capital. Le rapport des médias avec leur public est de fondation d’un rapport purement marchand – la vente du journal – aujourd’hui agrandi aux proportions colossales de l’Audimat, qui n’assure pas le moindre contrôle des usagers, puisqu’il met strictement sur le même plan écoute critique et consommation naïve. D’où l’aliénation qui place la représentation médiatique globale aussi loin de notre portée que peut l’être la haute stratégie d’entreprise pour le salarié.
C’est ce clivage terrible que devrait travailler à résorber une démarche collective partant de tout ce qui existe – d’un mouvement critique comme ACRIMED aux télés associatives -, se nourrissant de tout ce qui se pense – la bibliographie est énorme – et surtout, surtout, se construisant avec le monde des journalistes eux-mêmes, monde certes très hétérogène mais en pleine évolution et interrogation. Au sein de France 2, une émission comme J’ai rendez-vous avec vous, de Rachid Arhab, ne témoigne-t-elle pas qu’est ressentie la carence de démocratie plurielle ? Il faut faire monter la mise en débat public des procédures médiatiques dominantes, l’interpellation des directions et des propriétaires, la prise de conscience de la société tout entière : va-t-on longtemps encore subir cet intolérable traitement de la représentation sociale ? Animant cette bataille, je rêve d’un réseau au vrai sens novateur du mot, favorisant partout l’initiative. Je rêve d’un mouvement social-culturel-politique capable de poser en grand toutes les questions de la représentation, jusqu’à celles de sa base ultime, les rapports de production, et donc jusqu’à l’exigence d’un changement social allant à la racine des choses. Le communisme comme mouvement au présent ne dépassera jamais l’exploitation ni ne fera dépérir l’État sans désaliéner la conscience sociale. Elle en a grand besoin.
Entretien réalisé par
Lucien Degoy
(1) Voir Isabelle Garo, Marx, une critique de la philosophie, Éditions du Seuil, 2000. 332 pages, 8,50 euros.
(2) Voir Dominique Quessada, l’Esclavemaître, Éditions Verticales, 2002. 522 pages, 24 euros.